Les limites de la diversification

« Jusque dans les années 1970, le modèle de la « firme-portefeuille » a été promu », écrit Laurent Batsh, dans un papier consacré au recentrage stratégique en entreprise (1). Les avantages des conglomérats hyper-diversifiés sont alors largement vantés par les théoriciens de l’organisation: ils permettraient de réduire les risques en les répartissant sur différents marchés, de développer des synergies ou de réaliser de substantielles économies d’échelle. Mais ce beau tableau a son revers : à voir trop large et trop gros, il n’est plus possible d’être le meilleur partout, et l’agilité de l’organisation en pâtit. Et alors que Porter* remet au goût du jour les avantages de la focalisation, le « faire moins pour faire mieux » devient une évidence stratégique pour de nombreuses entreprises. Pour gagner en cohérence, en marge de manœuvre de financement de son développement, et finalement, en compétitivité.

Le recentrage stratégique

Le recentrage stratégique se trouve au cœur des problématiques de croissance. Danone souvent cité en la matière s’est recentré sur un cœur de métier bien défini (produits laitiers et eaux minérales) autour de la valeur santé, après s’être séparé de nombreuses marques (confiserie, bière…). Cette stratégie l’a imposé parmi les leaders mondiaux de l’agroalimentaire. Dans l’industrie pharmaceutique, Bristol-Myers Squibb, un des premiers à l’initier, se sépare de ses activités beauté au début des années 2000, puis de l’imagerie médicale ou de la nutrition infantile. A mesure qu’elle abandonnait ces branches, elle se renforçait dans le médicament par croissance externe ou investissement R&D. Ainsi quand Bristol-Myers Squibb vend pour 525 millions de dollars son activité d’imagerie médicale, James Cornelius, alors PDG, déclare : « La meilleure façon de maximiser la valeur de notre imagerie médicale est de le vendre et de réinvestir les fonds dans notre recherche pharmaceutique, le développement et la commercialisation ». Pfizer adopte aujourd’hui une démarche similaire : il vend son activité de nutrition infantile et se sépare de sa branche vétérinaire. Ce qui lui permet d’investir dans la recherche sur de nouveaux médicaments, et comme le reconnaît son PDG Ian Read, dispose d’une structure « plus rapide dans ses mouvements ».

Des focalisations réussies

Si le contexte n’est évidemment pas étranger à ces décisions (crise, concurrence des génériques), il faut aussi y voir le résultat des réflexions stratégiques des entreprises sur leur nature et leur devenir, et pas uniquement un repli imposé par des difficultés externes. Car la focalisation sur un cœur de métier est avant tout « le produit d’une recherche de cohérence stratégique et de cohésion organisationnelle », analyse Laurent Batsch. Quand Oberthur Fiduciaire annonce en 2011 se séparer de ses activités cartes à puces et fabrication de documents d’identité pour se concentrer sur son activité fiduciaire, Challenges écrit pourtant qu’il s’agit d’un « pari risqué » (2). Certes, ces deux branches représentent en 2010 les 3/4 de son CA… et se portent plutôt bien. Mais Thomas Savare, directeur général, l’affirme alors : « nous croyons beaucoup au potentiel de croissance du fiduciaire, notre métier originel ». Oberthur Fiduciaire, une imprimerie qui depuis le milieu du XIXème siècle a accumulé un savoir-faire incomparable. En se focalisant sur l’impression de billets de banque, son dirigeant veut « affirmer [leur] leadership sur ce marché porteur», tout en se dotant « des moyens de cette ambition », explique-t-il, convaincu que « dans un univers de plus en plus concurrentiel, le recentrage sur un cœur de métier est un gage d’excellence et donc de compétitivité ». Avec 5 milliards de billets imprimés l’an dernier, et dans le top 3 mondial des imprimeurs de sécurité, Oberthur Fiduciaire n’a pas à regretter ce « pari risqué ».

Un moteur indéniable de croissance

Une stratégie de focalisation comporte sa part de risque : l’entreprise devient d’autant plus sensible aux crises et évolutions qui affectent son secteur… si elle ne les a pas anticipées. Pourtant, la spécialisation n’est pas incompatible avec l’évolution, et l’innovation. Au contraire, c’est même souvent la clé de son succès. Le groupe Bel, spécialiste des fromages cuits et mi-cuits, a fait de la focalisation sur ses marques fortes (Vache qui Rit, Babybel…) l’un des piliers de sa stratégie. Pas de diversification autour de son activité centrale mais une stratégie d’innovation autour des goûts et des formats (snacking, tranches). Avec une forte présence sur les marchés internationaux, Bel affiche 2,7 milliards d’euros de CA, un chiffre en croissance qui profite de l’hyperspécialisation du groupe. En misant aussi sur un marché de niche, et une politique de R&D très soutenue, Technogenia, entreprise savoyarde spécialisée dans les produits de soudage anti-abrasion à base de carbure de tungstène, a imposé son leadership mondial. En concentrant ses efforts sur un type de produits bien déterminé, Technogenia a acquis un savoir-faire unique et non substituable.
Les stratégies de focalisation sont donc un moteur indéniable de croissance, du moins dès lors que le périmètre du cœur de métier est défini à son optimum… et continue d’être adapté en fonction des évolutions de l’entreprise et de son contexte.

*Michael Porter, célèbre pour son analyse de la façon dont l’entreprise peut obtenir un avantage compétitif par une meilleure maîtrise que ses concurrents de son environnement. Porter développe aussi la chaîne de valeur du modèle économique de l’entreprise, et la notion de pôle de compétence territoriale. Fondation du cabinet de conseil en stratégie Monitor Group.
http://www.cereg.dauphine.fr/cahiers_rech/cereg200207.pdf
http://www.challenges.fr/high-tech/20111201.CHA7747/oberthur-se-retrouve-a-la-tete-d-une-montagne-de-cash.html




Article précédentDirigeant : comment maintenir votre avantage
Article suivantInfographie : comment recruter en vidéo
Hervé Joly
Hervé Joly, après un passage en administration centrale à Paris puis territoriale dans les Yvelines en services aux entreprises, il intègre un cabinet de conseil en stratégie pour les entreprises - PME et ETI pour la plupart -, opérant essentiellement en Île-de-France. Compte tenu de son cursus dans le public, il est plus spécifiquement en charge des partenariats publics privés et conseille les PME sur leur positionnement technique et administratif en réponse aux appels d'offres.