Créer à l’ère des marques : notre liberté d’artiste
Par Johann Perathoner, artiste plasticien
Johann Perathoner, artiste plasticien de 39 ans vient d’être condamné par le Tribunal Judiciaire de Paris à verser 14 000 euros aux sociétés ROLEX pour des faits de « parasitisme ». En cause : sa série d’œuvres « 3D Watches », dans laquelle il revisite des cadrans de montres de luxe en y intégrant des panoramas urbains en trois dimensions, ou plutôt leur « promotion » sur les réseaux.
Nous vivons dans un monde saturé d’images et de marques. Elles font partie de notre quotidien, s’imposent à nous, nous inspirent, parfois nous influencent. Pour un artiste, elles sont devenues, qu’on le veuille ou non, une matière à part entière.
C’est dans cet esprit que 3D Watches a été pensée. Cette série d’œuvres mêle ma fascination pour l’horlogerie et ma passion pour l’urbanité. Des cadrans minutieusement travaillés, peuplés de villes rêvées, recréées en trois dimensions. Ce travail est un hommage. Une célébration de l’excellence artisanale, de la minutie, d’un travail d’orfèvrerie si noble à mes yeux. Pas une récupération. Encore moins une provocation.
Et pourtant, ces démarches artistiques posent aujourd’hui question. Où se situe la frontière entre clin d’œil et transgression ? Il est parfois difficile de le savoir – surtout quand les codes sont visuels, subtils, implicites.
Créer dans un monde saturé de symboles
Il suffit d’ouvrir une galerie, un site de vente d’art, ou un fil Instagram : les logos, les formes, les références à des marques mondialement connues sont partout. Ce n’est pas une tendance opportuniste. C’est un fait artistique. De Warhol et ses boîtes Campbell à Wesselmann et ses canettes de Coca-Cola, le pop art a toujours puisé dans l’imaginaire des marques pour interroger la société de consommation. Aujourd’hui encore, elles irriguent la création contemporaine. Mickey, Tintin, des jerricans siglés Hermès, des pilules Chanel, des sculptures tapissées du monogramme Louis Vuitton… Cela fait partie du paysage. Pour une simple raison : les marques sont devenues nos références modernes.
Alors, l’artiste ne copie pas : il traduit. Il ne vole pas : il commente. Il ne détourne pas : il interprète. C’est le rôle même de l’art que d’interroger les symboles de son époque ! Derrière chaque image, chaque produit, se dessine en filigrane une culture, une époque, un imaginaire commun à explorer.
Les réseaux sociaux, nouvel espace d’exposition
Aujourd’hui, les artistes vivent aussi sur les réseaux sociaux. C’est là que naît la visibilité, que se tissent des liens, parfois même des ponts avec des univers que l’on admire. Les créations y sont partagées sans intention commerciale, simplement pour exposer une démarche plastique sincère, à destination des amateurs d’art comme des marques. Passer par un formulaire de contact classique aurait sans doute laissé ce travail dans l’ombre. À l’inverse, les réseaux sociaux offrent une forme d’exposition spontanée, presque organique. C’est cette immédiateté, cette possibilité de dialogue direct, qui rend l’échange si vivant.
Pour certains, mon travail a été perçu comme un clin d’œil respectueux. Pour d’autres, peut-être autrement. Quoi qu’il en soit, la démarche était sincère, guidée par l’élan du cœur. Aucune stratégie derrière cela, simplement un geste artistique, brut, instinctif. Toute œuvre peut être interprétée, bien sûr. Mais il ne faut jamais perdre de vue l’importance de l’intention artistique. Dans un monde saturé d’images, chercher à en proposer de nouvelles — ou à revisiter celles qui nous entourent — reste une démarche profondément légitime, et précieuse. Elle mérite d’être comprise, et protégée.
Défendre la liberté de créer
Dès lors, il est bon de se questionner : jusqu’où une marque peut-elle revendiquer un droit sur l’imaginaire collectif ? Peut-on interdire à un artiste de s’inspirer d’un objet iconique ? Transformer, réinterpréter, célébrer ce qui fait partie de notre culture commune est-il proscrit ?
Loin des tribunaux et des règlements, il faut rouvrir un débat de fond. Un débat sur la place de l’art dans notre société. Sur sa liberté, sa fragilité, et le besoin de le préserver. Parce qu’au fond, créer, c’est prendre un risque. Proposer sa vision engage. Parfois, elle déroute et dérange même. Mais c’est justement là qu’elle devient nécessaire.
Un proverbe japonais dit : « Le clou qui dépasse se fait taper dessus. » Je le ressens, mais ne le regrette pas. Car si mes œuvres interrogent, c’est qu’elles vivent. Et tant qu’il y aura des artistes pour s’emparer du réel et le transformer, tant qu’on continuera à puiser dans ce que la société produit de plus symbolique pour en faire de l’art, alors la création aura encore un avenir. Et c’est tout ce que je souhaite défendre.
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