“Quand l’entreprise maltraite les parents, ce sont les enfants qui trinquent”
J’échange par téléphone avec une amie, accessoirement maman, qui me raconte son épuisement professionnel – journées de travail à rallonge, connexions nocturnes après le tunnel du soir, réunions trop tôt, ou trop tard. L’entreprise qui l’emploie, pourtant engagée sur de nombreux aspects, ne prend pas la mesure de sa charge: ni salariée, ni parentale. Je raccroche et je m’interroge…
Comment l’entreprise peut recruter et fidéliser de bons profils à l’avenir, si elle maltraite leurs parents ?
Oui, car posons les mots. Le cas de mon amie est loin d’être isolé, et faire fi de la charge parentale de 89% de ses salariés(1) est une forme de maltraitance. Comme cela l’a aussi été soulevé dans la santé par Anna Roy ou Baptiste Beaulieu, comme cela l’est aussi chaque jour par les professeurs de l’Education Nationale… Nous sommes face à un enjeu sociétal.
Pourtant, en maltraitant les parents, l’entreprise oublie qu’elle participe, sans le vouloir, à la maltraitance de leurs enfants (et leurs salariés de demain, CQFD).
La théorie de l’attachement, ou quand un parent ne peut plus prendre soin
Une des toutes premières leçons acquises pour me former aux fondamentaux de la parentalité est la théorie de l’attachement.
La sécurité affective et l’équilibre émotionnel d’un enfant se construisent grâce à ses figures d’attachement, celui qui prend soin – souvent la figure parentale, mais aussi les professionnel.les de la petite enfance, les grands parents, les professeurs.
Si le “caregiver” est (psychiquement) disponible, cohérent et apaisant, l’enfant créera son “attachement secure” et construira confiance en soi et en l’autre, empathie et estime de soi, mais aussi apprendra rapidement à auto-réguler ses émotions. Le combo pour les adultes équilibrés de demain.
Quid alors du “caregiver” qui n’a plus de bande passante ? Peu de temps disponible ? Plus d’équilibre ?…
C’est ici que l’entreprise doit prendre ses responsabilités.
Une injustice organisationnelle – portée par un système archaïque
Antoine de Gabrielli, spécialiste des questions égalité homme femme au travail, a dit :
« Il faut revenir à un temps humain, social, qui permette à tous de terminer le travail à 17 heures. C’est ce chantier qui permettra aux hommes d’être plus investis dans la vie privée. L’exemple des cadres allemands, qui travaillent 1h30 de moins par jour que les cadres français, montre que c’est possible. »
Je ne peux qu’acquiescer…Le 4/5ème, payé 5/5ème, pour les deux est aussi une idée à envisager.
Malgré l’ère COVID, où les cartes semblaient être rebattues, malgré les initiatives positives de certaines entreprises précurseures, les organisations en France sont clairement à la traîne sur les sujets de parentalité.
Nous pouvons prendre l’exemple des 19 semaines pour chacun des parents fraîchement arrivés en Espagne ou encore les 16 mois à se partager entre les parents en Norvège.
Zoomons par exemple sur le principe systémique du présentéisme. En 2024, 74% des salariés français déclarent pratiquer le présentéisme au moins une journée par mois(2). Pourtant, le présentéisme représente environ 61% des coûts liés à la santé au travail, en raison d’aggravation de pathologies et de risques de contagion ou de burn-out (2).
Le “caregiver” semble en bien mauvaise posture.
La dernière enquête de Make Mothers Matter vient nous confirmer cela : + de 50% des mères en Europe souffrent de problèmes de santé mentale : dépression, burn out, anxiété, …
Un autre point qui ne vous surprendra probablement pas : l’absence de flexibilité horaire. On note que 73% des parents ont déjà soumis une demande de travail flexible à leur employeur pour mieux concilier obligations professionnelles et parentales(3). Les familles monoparentales (65%) et les femmes (54%) y sont évidemment d’autant plus sensibles(4).
Les femmes ? Mais pourquoi donc les femmes ? Que viennent-elles faire là-dedans ?
Encore une histoire de déséquilibre portée par l’entreprise… et la société
Roulement de tambours… les femmes trinquent bien plus que les hommes. Et ce n’est pas Lucile Quillet qui me contredira avec son dernier ouvrage “Les méritantes : comment le monde du travail trahit les femmes” aux éditions Les liens qui libèrent (2025).
Pourtant, une étude de Boston Consulting Group (2017 – What ambition gap) assure que la maternité n’affecte pas l’ambition des femmes. Certes, mais la culture d’entreprise, oui !
Antoine Gabrielli s’exprime avec justesse sur le sujet : “Pour parvenir à une réelle égalité dans le partage du temps familial, il faut réduire le temps de travail des hommes et pas seulement augmenter la disponibilité professionnelle des femmes, car le modèle actuel repose sur des hommes longtemps libérés des responsabilités familiales.”
Et d’ajouter « Ces nouveaux couples veulent être égalitaires, mais le cadre de travail ne l’est pas. Pourtant, si les boîtes veulent garder les jeunes, elles ont intérêt à changer ! »
L’entreprise a donc bien un rôle à jouer, mais la société est tout autant responsable.
Il y a eu pourtant quelques avancées sur le plan législatif :
- La loi Coppé Zimmerman de 2011, qui prévoit que la proportion des administrateurs de chaque sexe ne peut être inférieure à 40% dans les conseils d’administrations des grandes entreprises.
- L’index égalité pro de 2018 : toutes les entreprises de plus de 50 salariés doivent calculer et publier leur Index de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes chaque année au 1er mars. Au 1er mars 2024, 77% des entreprises de plus de 50 salariés ont publié leur note.
- La Loi Rixain de 2021 : qui impose aux entreprises de plus de 1000 salariés des quotas dans les postes de direction des grandes entreprises. Les entreprises devront alors atteindre un objectif minimal de mixité de 30 % parmi les cadres dirigeants et les membres d’instances dirigeantes à partir du 1er mars 2027. Cet objectif sera porté à 40 % à partir du 1er mars 2030.
Mais pourtant, toujours pas de réduction du temps de travail du côté des hommes…
L’exemple du temps partiel est assez évocateur : après une naissance, la part des femmes salariées à temps partiel passe de 23% avant l’événement à 45% trois ans après, soit presque un doublement.
Pour les hommes, le passage à temps partiel est beaucoup plus limité : il concerne 6% après la naissance contre 4% avant(5).
Ce que nous dit alors l’entreprise : nous adorons avoir des parents dans nos rangs, mais si l’un des deux peut se mettre entre parenthèses pendant que l’autre évolue professionnellement, c’est franchement mieux.
En parallèle, il paraît que nous devons participer au “réarmement démographique” de la France. L’Assemblée Nationale lance des consultations pour comprendre pourquoi les français font moins d’enfant, les écoles ont des sueurs à force de devoir fermer des classes, les enfants sont sortis de nos lieux de partage, exclus, réduits au silence… et la société s’interroge : mais pourquoi donc les français ne font plus d’enfant ?</
Être parent, pour la vie
Force est de constater que l’entreprise n’a pas tous les torts, et qu’en prime, elle fait beaucoup d’efforts : des politiques de flexibilité affichées et incarnées ainsi que l’allongement des congés maternité et second parents chez Swello (entreprise de moins de 50 salarié.es), des reprises du travail échelonnée pour les mères au sein des Laboratoires Expanscience, la création de box de retour de congés maternité chez Popote, ou encore le paiement d’un mois de congés second parent pour tous les nouveaux parents de chez Shodo (même si le co-parent est dans une autre entreprise).
Mais globalement, on remarque que les parents sont “considérés” lorsque leurs enfants sont âgés de 0 à 10/12 ans. Arrive ensuite le merveilleux monde de l’adolescence, où, libérés de nombreuses fonctions logistiques et organisationnelles, et face à des enfants plus autonomes, ils sont enfin redevenus des salariés à temps complet (#humour).
En plus, il est beaucoup moins sympa de parler de ces sujets touchy à la machine à café : sexualité, sorties, écran, orientation, … grands enfants, grands problèmes, c’est un fait.
Le parent d’ado n’a plus besoin de journées enfant-malade, de finir avant 18h pour les heures de garderie, de prendre des jours sur les vacances scolaires. Le parent d’ado porte la double peine : charge mentale de l’équilibre psychologique d’un adulte en devenir + charge professionnelle d’un poste pour lequel il est de nouveau frais et dispo.
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Spoiler alert : c’est aussi un des moments clés où l’entreprise doit “prendre soin”, car un salarié maltraité, maltraitera son ado – qui a plus que jamais besoin de lui. Vous me suivez ? La boucle est bouclée.
Un enjeu de société, ici et maintenant
Vous l’aurez compris, ce sujet n’est pas d’ordre privé. Il est sociologique et économique. Il touche à la compétitivité du pays, à la performance de la France et au bonheur absolu de faire grandir les citoyens de demain. En refusant d’intégrer la parentalité comme composante du travail, on hypothèque la société future.
Prenons exemple sur l’Allemagne où les cadres travaillent 1h30 en moins chaque jour qu’en France, où encore en Suède où le taux d’emploi des femmes dépassait les 75% selon l’INSEE en 2021.
Il est urgent de prendre exemple, de porter ce sujet dans les plus hautes instances et de soutenir les politiques RH motrices afin que leurs engagements donnent de l’idée aux autres.
L’entreprise a un rôle à jouer dans le soin que nous portons à nos enfants, ici et maintenant.






































