Découvrir que l’entreprise nouvellement acquise participe, ou a participé, à une entente anticoncurrentielle fait partie des aléas préjudiciables des opérations d’acquisition que les audits juridiques ne permettent pas toujours de déceler. La procédure de clémence peut permettre à l’acquéreur de réduire ce préjudice, voire de modifier le marché concerné à son avantage. L’Autorité de la concurrence a justement publié, le 15 décembre 2023, un nouveau communiqué de procédure relatif au programme français de clémence[1].

Remplaçant celui du 3 avril 2015, le nouveau communiqué a pour objectif de moderniser la procédure en tenant compte des évolutions et modifications apportées par la directive européenne ECN+[2], la loi DDADUE du 3 décembre 2020[3] et le décret n°2021-568 du 10 mai 2021.
En matière de pratiques anticoncurrentielles, les autorités régulatrices de concurrence utilisent principalement les amendes comme élément de dissuasion et politique de sanction envers les entreprises. Toutefois, depuis de nombreuses années maintenant, elles ont adopté, tant au niveau européen que national, « la politique de la carotte ou du bâton ». En effet, les autorités prônent la négociation avec les entreprises pour, d’une part, accélérer les procédures et, d’autre part, alléger les sanctions, tout en protégeant le marché.

Les 3 procédures au niveau national

– la procédure d’engagements : particulièrement déterminante en matière de rapprochement d’entreprises ou d’abus de position dominante, elle permet aux acteurs concernés de réaliser leur fusion ou d’éviter les sanctions en prenant des engagements structurels ou comportementaux de nature à résoudre les problèmes de concurrence posés par leur projet ou leurs pratiques.

– la procédure de transaction (anciennement nommée « non-contestation des griefs ») : elle vise, pour une entreprise impliquée dans une pratique anticoncurrentielle, à bénéficier d’une réduction des sanctions si elle reconnaît les faits et griefs qui lui sont imputés, autrement dit, si elle « plaide coupable ».

– la procédure de clémence : dispositif particulièrement efficace pour lutter contre les cartels difficilement décelables, cette procédure est utilisée dans le cadre de tout type d’entente ou de pratique concertée anticoncurrentielle.

La clémence vise à permettre à l’Autorité de la concurrence d’exonérer totalement ou partiellement les entreprises ayant participé à une entente anticoncurrentielle illicite, de l’amende qui devait leur être initialement imposée (C. com. art. L.464-2, IV).

Cette procédure repose sur la coopération des participants à l’entente. Elle permet à toute entreprise qui apporte des « éléments d’information dont l’Autorité ou l’administration ne disposaient pas antérieurement » permettant « d’établir la réalité de la pratique prohibée et à identifier ses auteurs » d’être exonérée, totalement ou partiellement de sanction financière. En d’autres termes, en apportant une aide active à l’Autorité de la concurrence pour démasquer et faire cesser une entente, les entreprises qui en sont les acteurs sont « récompensées ».

La procédure de clémence peut se révéler être un véritable atout dans l’hypothèse d’une fusion acquisition ou d’une acquisition de titres :
– d’abord, parce qu’en dénonçant une entente à laquelle était partie l’entreprise dont il a pris le contrôle, il est possible à l’acquéreur de modifier l’état du marché dans son intérêt en faisant imploser le cartel ;
– ensuite, parce que même si un devoir de vigilance pèse sur l’acquéreur, certains éléments peuvent lui échapper, comme notamment celui de la participation de la société cible à une entente.

Le programme de clémence permet alors à l’acquéreur, malgré cette découverte a posteriori, de diminuer son risque en dénonçant le cartel.
L’exonération est dégressive en fonction du rang des entreprises dans la clémence, c’est-à-dire de leur position temporelle dans l’ordre de dénonciation de l’entente.

Entreprise demandant la clémence en premier Exonération totale d’amende
Entreprise demandant la clémence en deuxième Exonération partielle entre 25% et 50%
Entreprise demandant la clémence en troisième Exonération partielle entre 15% et 40%
Les autres Exonération partielle plafonnée à 25%

 

Ainsi, une entreprise qui découvrirait a posteriori d’une opération de fusion ou acquisition une entente pourrait bénéficier d’une exonération totale d’amende en réagissant rapidement.
Par son nouveau communiqué, applicable dès sa publication, soit depuis le 15 décembre 2023, l’Autorité de la concurrence entend notamment moderniser la procédure (en validant la transmission des demandes et informations par voie électronique par exemple), expliciter les conditions d’éligibilité à l’exonération et préciser les garanties conférées au bénéficiaire de la clémence s’agissant des conséquences de sa responsabilité civile et pénale.

Les aspects essentiels de la procédure de clémence

I – Les conditions de la clémence

Le programme distingue les conditions d’éligibilité et les conditions de fond à remplir pour bénéficier de la clémence.

a – Les conditions d’éligibilité

Les conditions d’éligibilité à l’exonération partielle ne changent pas. Il s’agit pour les entreprises de fournir des informations sur l’existence de l’entente qui apportent « une valeur ajoutée significative par rapport aux éléments » déjà en en possession des autorités[4].
Toutefois, celles relatives à l’exonération totale sont précisées. Une entreprise peut prétendre à une exonération totale lorsqu’elle est la première à dénoncer l’entente selon les deux situations suivantes :

– Cas de type 1 A. Il s’agit de la situation dans laquelle les autorités ne possèdent pas d’informations suffisantes pour mener des opérations de visite et de saisie ou ne les ont pas encore menées. L’exonération totale est accordée si les informations fournies permettent de procéder audites opérations de visite et saisie, par exemple en communiquant les lieux, les dates et l’objet des réunions entre les participants à l’entente présumée.
– Cas de type 1 B. Dans cette situation, les autorités n’ont pas en leur possession les éléments suffisants pour établir l’existence de l’entente. L’exonération totale est accordée si les informations fournies permettent d’établir l’existence de la pratique mais à condition d’être la première à les révéler.
Il s’ensuit que la demande de clémence doit être décidée et mise en œuvre en tenant compte de ce facteur chronologique afin d’assurer son succès et d’obtenir le maximum de la « récompense » : l’exonération totale. Le demandeur à la clémence doit également accepter de coopérer pleinement avec l’Autorité de la concurrence dès le dépôt de sa demande et pendant la procédure d’enquête et d’instruction.

b – Les conditions de fond

Les conditions de fond pour bénéficier de la clémence sont exposées dans le communiqué et doivent être cumulativement réunies. Le demandeur à la clémence doit avoir cessé sa participation à la pratique litigieuse, coopérer pleinement avec les enquêteurs, ne pas avoir détruit ni falsifié les preuves, ne pas avoir divulgué son intention de demander la clémence, ne pas avoir contraint d’autres entreprises à participer à la pratique litigieuse.

II – La procédure

1 – Le dépôt du dossier. Si le dossier peut toujours être remis sous format papier via une lettre recommandée avec avis de réception, ou directement dans les locaux de l’ADLC, et même par téléphone, les entreprises peuvent désormais transmettre les dossiers de demande de clémence sous format dématérialisée via la plateforme en ligne Hermes (la détermination du rang d’arrivée des demandes devrait en être facilité). Le dossier comporte les éléments prouvant que le demandeur remplit, d’une part, les conditions d’éligibilité au programme, et, d’autre part, les conditions de fond pour en bénéficier.
Par ailleurs, prenant acte de la jurisprudence européenne (Trib. Union, 08/09/2016, aff. T-54/14, Goldfish c/ Commission), le dossier peut désormais contenir des enregistrements secrets de conversations téléphoniques, ce qui équivaut à standardiser la liberté de la preuve sur le modèle applicable en matière pénale.

2 – Le délai. L’entreprise qui dépose la demande de clémence peut demander à ce qu’il lui soit octroyé un délai (un mois maximum) pour réunir l’ensemble des informations nécessaires au dépôt de son dossier. Ce délai a une importance capitale car il permet à l’entreprise de conserver son rang dans l’ordre de dénonciation. Une demande de prorogation auprès du rapporteur général est possible.

3 – L’instruction. Le rapporteur désigné et le conseiller clémence instruisent le dossier et dressent un rapport qu’ils transmettent au rapporteur général, qui a pour mission d’informer par écrit l’entreprise des suites de la clémence. Le communiqué supprime ainsi l’avis préalable du collège de l’Autorité qui était un pré-requis auparavant. Cet avis n’intervient qu’à l’issue de l’instruction, pour confirmer ou non l’exonération envisagée. Autrement dit, le rapporteur général peut informer l’entreprise qu’elle bénéficie d’une exonération mais cette décision doit être confirmée par le collège de l’Autorité et l’exonération peut être modifiée ou retirée par celui-ci.

III – Les conséquences en matière civile et pénale

L’exonération totale ou partielle de sanction financière par l’Autorité de la concurrence est un résultat positif indéniable. La responsabilité du bénéficiaire de la clémence reste cependant engagée au plan civil et pénal, les garanties de la clémence étant limitées.

Au plan civil, le principe est que toute victime d’une pratique anticoncurrentielle est en droit d’obtenir une indemnisation du préjudice subi, les auteurs de la pratique étant tenus solidairement à proportion de la gravité de leurs fautes et de leur rôle dans la réalisation du dommage (C. com. L. 481-9)[5]. C’est au regard de la solidarité que le bénéficiaire de la clémence obtient un avantage : elle ne joue à son encontre que si la victime n’a pas obtenu réparation intégrale de son préjudice auprès des autres coauteurs après les avoir préalablement et vainement poursuivis. Le second avantage qu’il retire de la clémence concerne la preuve que doit apporter la victime de l’entente pour fonder sa demande d’indemnisation : les écrits qu’il a communiqués pour obtenir l’exonération, comme ses déclarations orales, ne peuvent pas être communiqués et restent confidentiels.
Au plan pénal, dans le cadre de son pouvoir de transmission au procureur de la République des faits susceptibles de caractériser des infractions pénales (C. com. L. 462-6), l’Autorité de la concurrence signale les directeurs, gérants et membres du personnel de l’entreprise ayant bénéficié d’une exonération totale de sanction qui lui paraissent pouvoir bénéficier d’une exemption de peine. La décision finale appartient au procureur.

Cette analyse permet d’adresser un dernier conseil à tout acquéreur d’une entreprise : attention à bien anticiper la situation anticoncurrentielle en rédigeant le protocole d’acquisition ! En élaborant les clauses de garantie de passif, il y a lieu de considérer tant les risques d’amendes, que les risques indemnitaires… tout en ayant à l’esprit que le délai de prescription en matière de concurrence est spécifique et peut être relativement long.

Lucas Desmaris, élève-avocat, Département Distribution, Concurrence du cabinet Alerion, Société d’Avocats a participé à la rédaction de cet article

[1] https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/2023-12/communique-clemence-15-dec-2023.pdf
[2] Directive (UE) 2019/1 du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, dite directive ECN +, transposée par l’ordonnance n° 2021-649 du 26 mai 2021
[3] Loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière
[4] Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et Autorité de la concurrence
[5] Des exceptions à la solidarité existent également pour les petites et moyennes entreprises, dans certaines conditions (C. com. art. L. 481-10)