En réunissant la panoplie des métiers du BTP en interne, certains groupes ont fait le choix de devenir de véritables « couteaux-suisses » de la performance. Un pari qui pourrait s’avérer gagnant, alors que de plus en plus d’appels d’offres du secteur misent sur l’interdisciplinarité et une gestion harmonisée des projets.

Génie civil, métal, infrastructures, réseaux, énergie, rail…

Les métiers du BTP sont techniques et très variés. La France compte d’ailleurs son lot de « pépites » dans chacun de ces domaines, possédant des expertises pointues et reconnues. Mais les métiers du bâtiment sont encore souvent organisés en silos dans des entreprises (très) spécialisées, expertes de leur domaine, et qui doivent donc travailler de concert avec leurs pairs pour la réalisation d’un projet donné. Ces travaux en collaboration ne viennent pas sans leur lot de difficultés, surtout en matière de gestion de projet — ce qui peut engendrer retards et surcoûts.

Pour résoudre ces problématiques, certains groupes du BTP français ont fait le choix de développer, en interne, toute la palette de métiers et d’expertises du secteur, répartis en autant de filiales, et proposant ainsi un interlocuteur unique aux clients, et donc un management harmonisé. Des éléments qui sont d’autant plus utiles dans le cadre de certains appels d’offres spécifiques, qui délèguent plus que les seuls travaux aux entreprises.

Les groupements momentanés d’entreprises, ou quand l’union fait la force

Les groupements d’entreprises sont monnaie courante dans le BTP, y compris pour des petits chantiers. En pratique, des entreprises différentes décident tout simplement de faire une candidature conjointe à un appel d’offres, dans une logique de complémentarité des expertises.  « C’est une solution qui permet de présenter des devis ensemble, avec chacun son assurance, en bonne entente et en bonne coordination », indique Laurent Marmonier, président de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) – Isère.
La méthode est très largement utilisée pour les plus gros projets — comme le Grand Paris Express (GPE) ou le tunnel Lyon – Turin. Pour le GPE, l’intégralité des appels d’offres est déléguée à des groupements, tant la complexité et la diversité des travaux rendent en pratique impossible l’attribution à un entrepreneur unique. On peut évoquer le lot T3C de la ligne 15, attribué à un groupement composé de Vinci Construction et Spie Batignolles, ou encore le lot 1 de la ligne 16, remporté par Eiffage Génie Civil, Eiffage Rail, Razel-Bec et TSO.

Pour ce dernier, l’un des plus gros chantiers du GPE, la Société du Grand Paris (SGP) a ainsi délégué des travaux colossaux de génie civil (près de 20 km de tunnels à creuser avec 6 tunneliers), mais aussi la construction de 5 gares souterraines. Un chantier titanesque, d’un montant de 1,7 milliard d’euros, impossible à supporter par un seul entrepreneur. Eiffage Génie Civil a ainsi fait appel à Eiffage Rail, Razel-Bec et TSO – un choix qui n’a pas du tout été laissé au hasard. « Nous sommes allés chercher [TSO] parce qu’il a une expertise complétant celle d’Eiffage Rail, suite au projet Crossrail à Londres », explique ainsi Pascal Hamet, directeur du projet du lot 16-1 chez Eiffage. Complémentarité de l’offre et expérience sont les éléments qui ont donc le plus pesé dans la balance. Même si, bien entendu, le choix peut aussi se faire en fonction des affinités et des éventuelles expériences passées, comme l’affirme Antoine Metzger, le PDG de NGE, 4e groupe du BTP français : « Il faut s’associer à des gens qui savent faire, qui ont une culture compatible avec la nôtre et qui trouvent des avantages à notre collaboration ».

Cette compatibilité des cultures d’entreprise est plus importante qu’il n’y paraît, sachant que la coordination de tous les intervenants, co-traitants comme sous-traitants, peut rapidement tourner au véritable casse-tête. Et la multiplication du nombre d’acteurs entraîne souvent une explosion des coûts et des délais, ce qui explique pourquoi certains groupes du BTP préfèrent plutôt faire appel à leurs propres filiales plutôt qu’à des entreprises tierces.

Développer l’interdisciplinarité en interne

Mobiliser ses propres filiales plutôt que faire appel à d’autres entreprises, c’est le pari que font certains groupes, véritables « couteaux-suisses » ayant décidé de développer un grand nombre de métiers en interne. C’est un défi loin d’être évident à relever, car cela nécessite d’avoir des filiales bien expérimentées et chacune experte dans son domaine. Mais les avantages sont évidents, surtout concernant la gestion de projet, plus fluide et harmonisée, ce qui permet in fine de compresser les délais et les coûts du chantier. La coordination est, en effet, plus facile, notamment sur les chantiers les plus complexes, et avoir un interlocuteur unique est, pour le maître d’ouvrage, un gage d’efficacité et de sérénité.

L’idée est qu’on travaille mieux entre entreprises d’un même groupe qu’entre entreprises de groupes différents : les équipes se connaissent mieux, ont plus l’habitude de travailler ensemble, et les techniques de management sont a priori similaires. De plus, il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’excellence dans la cohésion d’une entreprise et d’un groupe. Les collaborateurs sont d’autant plus motivés qu’ils sont les maillons indispensables d’une entreprise au savoir-faire reconnu. L’aspect humain est essentiel dans la réussite d’une interdisciplinarité interne.

On en trouve un nombre d’exemples dans les chantiers récents, notamment sur le GPE. Le groupe Fayat a ainsi remporté le lot 3 de la ligne 16 du Grand Paris Express uniquement avec ses filiales : Razel-Bec, Sefil-Intrafor et Fayat Métal, chacune s’occupant d’un aspect du chantier. De son côté, NGE se charge aussi de la section aérienne de la ligne 17 « en solitaire », avec ses entreprises NGE bâtiment, Cimolai, NGE Fondations et Guintoli. « Ce chantier est représentatif de l’offre multimétiers de NGE », commente l’entreprise dans un communiqué.

Même constat chez Eiffage, qui par son histoire faite d’agrégations d’entreprises différentes, mobilise très souvent plusieurs de ses sociétés pour postuler aux appels d’offres. Le groupe français a démontré son interdisciplinarité à l’occasion de la construction de la ligne à grande vitesse Bretagne – Pays de la Loire, où Eiffage Génie Civil a travaillé avec Eiffage Clemessy, une des branches d’Eiffage Énergie Systèmes. L’entreprise s’est aussi chargée, à l’aide d’un groupement à 100 % composé de ses filiales (Eiffage Génie Civil, Eiffage Métal et Eiffage Énergie Systèmes notamment) de la réalisation du pont monumental enjambant la Seine entre l’Île-Saint-Denis et la commune de Saint-Denis. « Chez Eiffage, nous faisons ainsi travailler toutes les branches ensemble : génie civil, rail, énergie, bâtiment, parce que nous conservons une taille et un mode de fonctionnement qui favorisent les contacts, la connaissance mutuelle et la confiance entre les équipes », détaille Guillaume Sauvé, président d’Eiffage Génie Civil et d’Eiffage Métal.
« Nous avons gardé la pratique de branches autonomes, mais proches les unes des autres, avec une grande proximité managériale et humaine, sans pré
carré
». Pour Guillaume Sauvé, cette « proximité managériale » rassure les donneurs d’ordre et permet de produire un travail plus fluide, tout en accélérant le tempo – un élément sur lequel les clients sont particulièrement attentifs aujourd’hui.

Une gestion harmonisée des projets et une interdisciplinarité qui vont d’ailleurs devenir encore plus fondamentales à l’avenir, alors qu’on voit se développer de nombreux appels d’offres passés en « conception-réalisation », un procédé légal qui autorise la passation des études en plus des travaux à proprement parler.

Une optimisation renforcée par des contrats de conception-réalisation

On l’a dit, les donneurs d’ordre publics font davantage la chasse aux retards et aux surcoûts. Le Grand Paris Express, emblématique de la question, est déjà hors délai sur une partie des lignes. Pour tenter de compresser un maximum les délais tout en contrôlant les budgets déjà faramineux de ce projet unique et titanesque, la Société du Grand Paris a pris la décision de faire passer les ultimes appels d’offres de la ligne 15 en conception-réalisation. Dans ce nouveau cadre contractuel, les entrepreneurs se chargeront aussi de la conception, c’est-à-dire des études d’ingénierie et de l’architecture. « Pour le bouclage de la ligne 15, nous allons réaliser des contrats de conception-réalisation qui ont le mérite d’associer l’entreprise beaucoup plus tôt dans le processus de conception », justifiait l’ancien président de la SGP Thierry Dallard dans une interview donnée en décembre 2019. « Elle sera donc beaucoup plus responsabilisée sur les choix de conception ».

Les entrepreneurs devront effectivement établir un dialogue en amont avec le maître d’ouvrage sur la pertinence des choix techniques retenus ou non, ce qui implique forcément d’avoir cette forte interdisciplinarité en interne qui permet d’apporter une vision d’ensemble sur un projet donné. « Au travers d’un dialogue compétitif en amont des attributions, il s’agit de permettre au donneur d’ordre de confronter d’emblée ses souhaits avec la réalité d’une future construction », explique Guillaume Sauvé. « Dans cette phase qui précède la décision d’attribution, nous mettons à la disposition du client tout notre savoir-faire en matière de conception et de méthode de réalisation, qui constitue autant d’opportunités d’optimiser le projet ». Par ce dialogue instauré avec les candidats les plus expérimentés en la matière, la Société du Grand Paris espère donc bien optimiser autant que possible les chantiers des dernières lignes de métro, dont les attributaires seront désignés dans le courant de l’année.