Le monde du travail que nous connaissons aujourd’hui est le résultat d’une succession d’évolutions à la fois économiques, géopolitiques, sociales et culturelles. Depuis quelques années, il est en pleine transformation, ce que beaucoup de dirigeants peinent à appréhender. Pourtant, des business models innovants s’affirment en proposant des idées et des méthodes incroyablement efficaces.

De la lente agonie des organisations traditionnelles…

La révolution industrielle, le développement du taylorisme, l’avènement de la société de consommation, la féminisation des emplois, le déploiement du lean manufacturing, la métropolisation, la financiarisation de l’économie, la montée en puissance des pays émergents et le développement du big data sont quelques-unes des nombreuses tendances ayant contraint à modifier les manières de produire, de vendre et de s’organiser. A tout cela s’ajoute le fait que, ces dernières décennies, les nouvelles technologies de la communication ont provoqué des changements d’une ampleur considérable. Si elles ont créé des sites internet et intranet, des forums de discussion et des outils de visioconférence, la plupart des entreprises n’ont pas encore vraiment appréhendé à quel point les salariés entendaient désormais célébrer d’autres choses que le culte de la réussite, l’amélioration des performances et l’optimisation de la profitabilité.

Désengagement, absentéisme, appauvrissement du dialogue social, demandes de reconversion, multiplication des cas de burnout, de bore-out et de brown-out : les signaux d’un certain désenchantement sont de plus en plus visibles, tout particulièrement au sein des grandes organisations, dans lesquelles les collaborateurs peuvent facilement se sentir perdus face à des organigrammes perpétuellement remaniés. Longtemps épargnés par les difficultés de recrutement et les risques de démission, les services publics ne font plus exception. Le ministère de l’Éducation nationale a ainsi reconnu que, depuis dix ans, le nombre d’inscrits au concours des professeurs des écoles avait baissé de 20 %.

Beaucoup d’éléments sont évoqués pour expliquer l’existence d’un véritable divorce entre les pratiques de management et les aspirations des salariés, mais il est assez unanimement reconnu que les manières de communiquer, d’organiser et de répartir le travail ne correspondent plus aux attentes. Au-delà des évolutions qu’a permises la crise sanitaire, assez peu d’entreprises mettent finalement en place des pratiques comme le télétravail, la formation et le coaching à distance de façon pérenne. Pour la consultante Béatrice Rousset et le professeur Philippe Silberzahn, il est clair que beaucoup de dirigeants peinent à accepter des changements pourtant salutaires parce qu’ils restent prisonniers des « modèles mentaux » sur lesquels se fondent toujours les manières de diriger et de contrôler. Les réticences hiérarchiques ont malheureusement de graves effets pervers. L’entrepreneur américain Dennis Bakke affirme ainsi : « nous avons vidé le lieu de travail de toute satisfaction et de toute joie. Nous en avons fait un endroit où les gens font ce qu’on leur dit et ont peu de possibilités de participer aux décisions ou d’utiliser pleinement leurs talents ».

… à l’émergence de nouveaux modèles

Les options envisageables dans la conduite de la stratégie sont longtemps restées la spécialisation, la diversification, l’intégration verticale et le retrait. Dans le best-seller Blue Ocean Strategy qu’ils ont publié en 2005, Chan Kim et Renée Mauborgne ont mis en évidence une autre option : la différenciation, qui permet de gagner des parts de marché en comprenant mieux les besoins des clients. Cette mise en évidence a donné des perspectives à bon nombre de dirigeants. Elle est désormais complétée par des expériences entrepreneuriales très convaincantes.

Pour Frédéric Laloux, ancien partenaire associé chez McKinsey et auteur du livre Reinventing Organizations, « la concentration du pouvoir au sommet, qui crée une frontière entre ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas, engendre les problèmes qui empoisonnent la vie des entreprises ». Par conséquent, en plus d’une stratégie de différenciation, les réussites les plus spectaculaires sont celles qui s’appuient sur une décentralisation du pouvoir de décision. Cette décentralisation fait qu’au sein des sièges, l’organisation des fonctions supports se simplifie, le temps passé en réunion se réduit au strict minimum, les procédures de validation et les exigences de formalisme sont tout bonnement supprimées. Les responsabilités sont déléguées aux équipes de terrain, qui peuvent ainsi prendre des initiatives, s’évaluer, se conseiller, s’entraider, appliquer leurs propres méthodes de gestion des conflits et de résolution des problèmes, exprimer pleinement leur intelligence collective dans les réponses à faire aux fournisseurs et aux clients.

La sociologie des organisations continue de présenter le monde du travail comme un lieu de compétition, de confrontation des égos, des ambitions et des stratégies individuelles pour lesquelles, au-delà des discours convenus, l’esprit d’équipe et l’intérêt commun importent peu. Les promoteurs des nouveaux modèles d’organisation et de gouvernance cherchent a contrario à susciter des dynamiques interpersonnelles positives. Pour cela, ils incitent les salariés à dire ce qu’ils pensent, à exprimer leurs intuitions tout en se respectant et en veillant à entretenir une ambiance de travail bienveillante.
Pour justifier toutes ces bonnes intentions, Frédéric Laloux explique que « si nous voulons travailler en confiance, si nous espérons des relations profondes, riches et qui ont du sens, il faut que nous nous révélions davantage tels que nous sommes ». Le consultant ajoute que chacun cesse alors de perdre l’essentiel de son temps « à plaire au patron, à jouer des coudes pour une promotion, à défendre des silos, à livrer des batailles de territoire, à essayer d’avoir l’air comme il faut, à rejeter la faute sur les autres ».

Les doctrines néolibérales ont imposé l’idée que la vocation de l’entreprise était de faire du profit et que ce profit devait servir prioritairement à rémunérer les actionnaires. Afin de rassurer la communauté financière, les entreprises élaborent, chaque année, des projections budgétaires, qui sont ensuite fastidieusement déclinées en objectifs collectifs et individuels. Dans les nouveaux modèles d’organisation et de gouvernance, le profit n’est pas une fin en soi, l’entreprise étant d’abord au service d’ambitions sociétales et environnementales. De surcroît, la pratique des budgets et du management par objectifs est abandonnée, les dirigeants sachant d’expérience que les prévisions sont illusoires et que les succès viennent surtout de l’aptitude des équipes à saisir des opportunités inattendues.

De son vivant, le professeur Peter Drucker enseignait souvent que « le plus grand danger, dans les époques troublées, ce n’est pas le trouble, c’est de continuer à agir selon la logique d’avant ». Cet enseignement est d’une grande actualité. En mettant en œuvre des stratégies de différenciation, en responsabilisant les salariés, en cultivant la bienveillance et en mobilisant autour de projets d’intérêt général, les nouveaux modèles d’organisation et de gouvernance révèlent à quel point les structures pyramidales, les luttes d’influence et les rigidités bureaucratiques brident depuis trop longtemps la performance des entreprises.