Depuis plus de trente ans, le lean manufacturing est la principale source d’inspiration des pratiques managériales dans l’industrie, mais la place prise par le digital et par l’expérience client commence à transformer les organisations et à imposer de nouvelles méthodes. S’il a longtemps fait la preuve de son utilité, le lean manufacturing a maintenant besoin de se réinventer.

Pourquoi le lean manufacturing devient « has been »

Après la Seconde Guerre mondiale, le modèle taylorien-fordiste s’est imposé dans l’ensemble des industries occidentales. L’organisation scientifique du travail et, en particulier, une séparation très stricte entre les métiers de la conception et ceux de la fabrication ont permis de produire à la chaîne et de satisfaire la demande croissante des sociétés de consommation du monde développé. Au milieu des années 1980, les dirigeants ont commencé à s’intéresser aux méthodes utilisées dans des multinationales comme Toyota, Honda et Sony. La chasse à toutes les sources de gaspillage et de perte de temps, la résolution immédiate des défauts de qualité, la réduction drastique des stocks et des coûts sont devenues les nouvelles priorités. Les équipes chargées de la production, de la maintenance et de la gestion des flux logistiques se sont réunies en de multiples cercles de travail pour mettre en œuvre les « 5 G », les « 3 M », les « 5 S », les chantiers Kaikaku et le Poka-Yoke en utilisant des dispositifs de management visuel et en partageant la logique Kaizen de l’amélioration continue. Ces méthodes importées du Japon ont pu susciter des critiques, notamment de la part de quelques syndicats qui ont tenu à dénoncer la brutalité avec lesquelles elles étaient parfois imposées et le stress que cela provoquait chez certains salariés. Les résultats n’en ont pas moins été significatifs, parfois même spectaculaires tant le lean manufacturing a permis d’améliorer à la fois la productivité, la qualité, la sécurité et les échanges de bonnes pratiques.

S’il peut toujours être loué pour ses réussites passées, le lean manufacturing semble toutefois montrer des signes d’obsolescence. Compte tenu des enjeux environnementaux du monde d’aujourd’hui, la mobilisation des équipes se fait moins sur des objectifs de qualité et de productivité que sur la nécessité de donner du sens et une dimension sociétale au travail, tout particulièrement parmi les plus jeunes collaborateurs. De plus, le développement d’outils de communication en ligne comme les messageries instantanées et les forums de discussion internes surpasse les habitudes de formalisation de plans d’actions.

En outre, le temps consacré à l’organisation de réunions de concertation n’est pas toujours compatible avec des exigences de réactivité de plus en plus fortes, alors même que les objets connectés, les blockchains, les calculateurs quantiques et l’intelligence artificielle permettent de procéder à des simulations, de faire des projections en réalité augmentée et d’accumuler des data dans des proportions telles qu’il n’est plus utile de se réunir pour réfléchir à différentes hypothèses et solutions.

L’après-lean : le data management au service de l’expérience client

A l’exemple des évolutions culturelles et organisationnelles qu’ont impulsées des personnalités comme Steve Jobs chez Apple, Elon Musk chez Tesla et Jeffrey Bezos chez Amazon, les entreprises ne parviennent plus à créer de la valeur en se contentant de réduire les coûts et d’optimiser la productivité. Les clés de la réussite résident de plus en plus dans la compréhension des besoins du client final. En conséquence, le travail doit être davantage orienté vers le souci de mettre au point des produits et des services faciles à comprendre, simples à utiliser et plus performants que ceux que proposent les concurrents.

La commercialisation de produits et de services adaptés aux attentes ne se faisant pas sans prise de risques, bon nombre de start-ups montrent l’exemple en cultivant intelligemment l’expérimentation et le droit à l’échec. Cette culture dite du « test and learn », que des grands groupes cherchent à imiter en promouvant l’intrapreneuriat, contrecarre les objectifs du lean manufacturing qui, à l’inverse, interdit les gâchis et les pertes de temps.

Si la focalisation sur l’expérience client s’impose, c’est que, dans un nombre croissant de secteurs, les demandes sont de plus en plus personnalisées. Alors que le lean manufacturing recherche la fluidification et la stabilisation des process, les sites de production sont maintenant contraints à des efforts d’agilité en subdivisant leurs activités en unités de fabrication autonomes, de manière à pouvoir intervenir à différentes étapes pour donner au produit fini des caractéristiques conformes aux exigences de chaque client. Dans ce contexte, les solutions informatisées d’aujourd’hui permettent une traçabilité des tous les flux et une analyse en temps réel de tous les dysfonctionnements.
Ces évolutions conduisent Michaël Valentin, directeur associé du cabinet OPEO, à considérer que nous sommes en train de passer à l’ère de « l’hyper-manufacturing » dans laquelle chaque dirigeant dispose de systèmes d’information permettant de mobiliser les collaborateurs « en temps réel et avec le soutien tentaculaire du digital » donc, finalement, de piloter la performance de manière plus proactive. Le consultant souligne qu’avec une exploitation pertinente des data, « il est possible de faire de l’analyse multi-paramétrique pour chercher des corrélations que l’expertise humaine ne saurait trouver seule ». Cela rend évidemment toujours moins utile le maintien des « routines managériales » du lean manufacturing.

Il est communément admis que le digital bouleverse les existences et, en particulier, l’organisation du travail. Toutes ses potentialités ne sont certainement pas encore connues mais, dans le monde industriel, cela permet d’ores et déjà de préparer de nouvelles manières d’appréhender les demandes des clients, de nouvelles manières de produire, de nouvelles manières de communiquer, de nouvelles manières de manager, de nouvelles manières de piloter le changement et d’adapter le business model.