Par un arrêt en date du 20 juin 2020, la Cour d’appel de Paris confirme que la mise à l’écart d’un salarié et le retrait des tâches à effectuer, générateurs d’une situation de « bore-out » – l’épuisement professionnel par l’ennui -, peuvent constituer une situation de harcèlement moral justifiant l’octroi de dommages-intérêts[1].
Cette approche s’inscrit dans la droite lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation et permet de revenir, en cette période si particulière faite de « certificat d’isolement » et de télétravail contraint, sur l’obligation de prévention par l’employeur des risques psycho-sociaux, dont le harcèlement moral est l’une des émanations les plus graves.

1 – Retour sur la notion de harcèlement moral au travail

Le harcèlement moral au travail est constitué en présence de trois éléments cumulatifs :
– des agissements répétés (ce qui exclut un fait isolé) ;
– qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail du salarié (l’intention de nuire de l’auteur des agissements répétés n’est donc pas requise) ; et
– susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou encore de compromettre son avenir professionnel[2].
Au sein de l’entreprise, toute personne peut commettre un harcèlement moral, tant un salarié envers un collègue de même niveau hiérarchique (harcèlement horizontal), qu’un subordonné envers son supérieur (harcèlement vertical ascendant). En pratique, la majorité des faits dénoncés sont relatifs à une situation de harcèlement moral vertical descendant, c’est-à-dire émanant du manager envers les membres de son équipe.

En ce sens, peuvent notamment être constitutifs de harcèlement moral : les oublis à répétition à l’encontre d’un salarié (minoration de son salaire sur sa fiche de paie, non-figuration de son nom sur l’organigramme, défauts d’invitation à des événements professionnels), les sanctions à répétition, les critiques systématiques, l’adoption d’un langage humiliant ou vexatoire ou encore la surcharge de travail, créatrice d’une situation de « burn-out ».
Les exemples sont nombreux et rappellent l’importance pour l’entreprise de former ses cadres dirigeants, mais aussi et surtout son management intermédiaire directement sur le terrain et donc plus exposé, à la prévention du harcèlement moral au travail.

2 – Les faits condamnés par l’arrêt du 2 juin 2020

Dans cette affaire, un salarié occupant les fonctions de Responsable des services généraux a invoqué une situation de « mise au placard » créatrice d’un manque de travail et d’un ennui ayant entraîné une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé.
Plus précisément, le salarié affirmait ne s’être vu confier que des tâches subalternes « relevant de fonctions d’hommes à tout faire ou de concierge privé au service des dirigeants de l’entreprise » ne correspondant ni à sa qualification, ni à ses fonctions contractuelles, comme par exemple l’accueil du plombier au domicile du dirigeant. Il précisait que ces agissements répétés avaient dégradé sa santé et ses conditions de travail et a produit des attestations de collègues et des certificats médicaux à l’appui de ses dires. Le salarié invoquait dès lors être victime d’une situation de « bore-out ».
Si l’anglicisme n’a pas été littéralement repris par les juges, empêchant une reconnaissance expresse de cette notion, le harcèlement moral a cependant été retenu en raison du retrait de tâches confiées ayant entraîné un sentiment d’ennui dont a résulté une dégradation des conditions de travail et de l’état de santé du salarié. Les juges relevant par ailleurs que l’employeur ne justifiait pas que cette situation était étrangère à tout harcèlement.
La Cour d’appel de Paris fait donc une application classique des trois critères légaux du harcèlement moral rappelés supra et condamne la société à verser à ce titre 5.000 euros de dommages-intérêts à son ancien salarié.

3 – Concrètement, comment prévenir le risque de bore-out

Comme l’exprime avec philosophie Julia de Funès « le bonheur en entreprise est une absurdité ». En cela, l’arrêt du 20 juin 2020 doit être interprété avec mesure : ce n’est pas le fait de générer un sentiment d’ennui chez le salarié qui est sanctionné au titre d’un harcèlement moral, mais le fait pour l’employeur d’avoir vidé de leurs substances ses attributions contractuelles en l’affectant à des travaux subalternes.
Confier à un salarié des tâches peu intéressantes, agissement malheureusement fréquent dans notre société bureaucratisée, n’est donc pas en soi constitutif d’un harcèlement moral.

En revanche, afin de prévenir le risque de harcèlement moral lié à un sentiment d’ennui, le management doit se montrer attentif à la répartition du travail au sein de l’entreprise et notamment s’assurer que les tâches confiées à chaque membre de l’équipe (i) correspondent à sa qualification et à sa mission contractuelle et (ii) sont compatibles avec sa charge et durée du travail. S’il est préconisé d’opter pour une communication fluide au jour le jour, l’entretien annuel d’évaluation et l’entretien professionnel peuvent aussi constituer des occasions privilégiées de dialogue.

En outre, dans le contexte actuel de bouleversement des modes organisationnels de l’entreprise, une attention particulière doit être portée au potentiel sentiment d’exclusion du salarié de la communauté de travail. Le baromètre du cabinet Empreinte Humaine sur l’état psychologique des salariés français après le confinement a ainsi révélé que 39% des salariés se sentent isolés à cause du télétravail, 54% exécutent des tâches vécues comme répétitives et 25% considèrent que le travail n’a pas de sens pour eux ou l’entreprise[3]… Soit un risque nécessairement accru de souffrance au travail.

Par conséquent, il convient que chaque manager se montre particulièrement vigilant et, au moindre signal émis par un salarié laissant présumer l’existence d’un harcèlement moral, traite rapidement la situation en lien avec les ressources humaines, notamment via la mise en place d’une médiation, d’une enquête interne, et le cas échéant en impliquant la médecine du travail et le CSE.
A titre préventif, un audit de la société afin de s’assurer qu’elle respecte ses obligations en matière de prévention des risques psycho-sociaux (affichage, règlement intérieur, document unique d’évaluation des risques etc.) est également hautement recommandé.

[1] Cour d’appel de Paris, pôle 6, chambre 11, arrêt du 2 juin 2020 RG n°18/05421
[2] Article L. 1152-1 du Code du travail
[3] https://empreintehumaine.com/barometre-t3-empreinte-humaine-infographie-3-3-les-facteurs-humains-dun-bon-teletravail-versus-les-facteurs-dun-risque-psychosocial-dun-mauvais-teletravail/