En quelques années seulement, les plateformes de livraison sont devenues incontournables, tant pour les consommateurs que pour le secteur de la restauration, lourdement touché par le Covid-19. Or, les récentes condamnations de certaines plateformes et leurs anciens dirigeants pour travail dissimulé, combinées à la jurisprudence récente de la Cour de cassation, qui va dans le sens d’une requalification en contrat de travail des relations existantes entre la plateforme et le coursier, sont venues rebattre les cartes.

1 – Etat des lieux du modèle actuel

Si le développement économique de ces plateformes est pour le moment essentiellement soutenu par des levées de fonds et leur modèle économique fragile[1], elles sont pourtant devenues incontournables. Leurs coursiers sont tous travailleurs indépendants, au sens de l’article L.7341-1 du Code du travail et soumis à la flexibilité imposée par les donneurs d’ordre et les consommateurs.
Pourtant, dès 2018, la Chambre sociale de la Cour de cassation rendait son premier arrêt concernant ces travailleurs[2], en prononçant la requalification en contrat de travail de la relation qui unissait les coursiers à leur plateforme. En jugeant que celle-ci recourait à un salariat déguisé, la Cour s’est fondée sur la définition classique du lien de subordination. Puis c’est la plateforme Deliveroo qui a été condamnée pour travail dissimulé par le Conseil de prud’hommes[3], tandis qu’en 2020 des coursiers ont déposé des demandes de requalification en contrat de travail à l’encontre d’Uber Eats, Deliveroo, Stuart et Frichti.

Cette jurisprudence, confirmée ensuite[4], n’a pourtant pas sonné le glas de ce modèle, tant ce marché est devenu incontournable. D’aucuns considèrent d’ailleurs que la transformation de tous les coursiers en salariés aurait pour conséquence indirecte la suppression d’une grande partie de ces emplois, en raison du poids intenable du salariat pour ce modèle économique[5]. En outre, la bataille juridique autour des livreurs est loin d’être définitivement tranchée, puisque la Cour d’appel de Paris a récemment rejeté la demande en requalification du contrat de prestation de services d’un livreur en contrat de travail, considérant qu’aucun lien de subordination n’était caractérisé, tant au regard du contenu du contrat de prestation de services que des modalités d’exécution de cette prestation[6].

Comment ce modèle pourra-t-il donc se pérenniser ? Faut-il donner davantage de garanties à ces travailleurs en conservant leur statut d’indépendants ou au contraire transformer ce modèle en salariat ?

2 – L’avenir incertain des travailleurs de plateformes

Une première indication réside dans le rapport remis par la mission dirigée par Jean-Yves Frouin en décembre 2020, qui écarte le recours au salariat, mais préconise de sécuriser leurs relations de travail en recourant à un tiers, par le biais de coopératives d’activités et d’emplois ou d’entreprises de portage salarial. Le rapport recommande également le développement du dialogue social par l’organisation d’élections syndicales et la protection des représentations élues. En guise de contrôle, il propose notamment la création d’une autorité de régulation des plateformes, l’encadrement du temps de conduite et une rémunération minimale.

Enfin, une seconde réponse a été apportée il y a quelques semaines, puisqu’une mission d’information sur l’impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi a rendu ses conclusions et formulé 18 recommandations autour de grandes problématiques suivantes : l’amélioration des conditions de travail, le développement du dialogue social, le principe d’une rémunération minimale devant être fixée dans la loi et sa détermination assurée par la négociation sociale, l’encadrement du management algorithmique ainsi que la transparence, l’explicabilité et la régulation des algorithmes. Pour le rapporteur, il est inconcevable de repenser la protection sociale de ces travailleurs sans aborder la question du prix et de la rémunération.

Force est de constater que la « plateformisation » de l’économie est un phénomène irréversible, une véritable « réalité économique et sociale » qui concerne de nombreux domaines et sur laquelle il est désormais impossible de revenir. Il est donc urgent de trouver un équilibre acceptable entre les transformations du travail induites par le développement de ces plateformes et une nécessaire adaptation du cadre juridique qui protège suffisamment les travailleurs. Il reviendra donc au législateur de trouver cette voie médiane.  : le 5 janvier 2022, se réunira la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi ratifiant l’ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation et portant habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social avec les plateformes.

Tribune écrite avec Marion Narran-Finkelstein, avocat chez Velvet Avocats, docteur en droit de l’Université de Montpellier I qui assiste Aurélie Kamali-Dolatabadi en droit social.
[1] Les pertes de Deliveroo ont été, en 2016, égales à son chiffre d’affaires. Certains ont déjà fait faillite comme Take Eat Easy en 2016 tandis que d’autres ont été rachetés (Foodora ou Allo Resto).
[2] Cass. soc., 28 nov 2018, n° 17-20.079
[3] CPH Paris, 4 février 2020, n°19/07738
[4] Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 4 mars 2020, n°19-13.316
[5] Néanmoins la start-up Just Eat tire, pour le moment, son épingle du jeu, en proposant un modèle de plateforme alliant flexibilité et droit du travail, puisqu’elle ne fait appel qu’à des coursiers en Contrat à durée indéterminée, à temps plein ou partiel.
[6] CA Paris, 7 avril 2021, n°18/02846