L’enchaînement des crises contraint à de continuels ajustements budgétaires et organisationnels. En conséquence, la gestion du court terme s’est imposée aux dépens de la projection sur le long terme. Il est pourtant permis de se demander si l’accumulation des incertitudes ne rend pas nécessaire de réapprendre à réfléchir et à planifier.

Il a longtemps été enseigné qu’en vue de développer les activités de l’entreprise, l’équipe dirigeante devait commencer par se plier à l’exercice de la planification stratégique. Cette planification passe ordinairement par 5 étapes, qui sont la fixation des objectifs, la formulation de la stratégie, l’élaboration des politiques fonctionnelles, le lancement des programmes, des plans d’actions et des budgets puis la comparaison des objectifs aux résultats obtenus.
Tout ce processus semble parfaitement au point mais, dans le monde actuel, il a perdu beaucoup de sa pertinence. De plus, les outils classiques que sont la courbe d’expérience, le cycle de vie, le vecteur de croissance, les matrices du Boston Consulting Group et de Mac Kinsey s’avèrent presque désuets puisque les aléas conjoncturels imposent de procéder à des forecasts budgétaires de plus en plus fréquents et à des réorganisations de plus en plus drastiques.
Dans son livre Entrer en stratégie, le général Vincent Desportes reconnaît d’ailleurs que « l’exercice stratégique est toujours délicat parce qu’il se construit et se développe dans un environnement qu’il est impossible de ramener au connu et au prévisible ».

Les arguments des adeptes du court-termisme

Les arguments des adeptes du court-termisme ne manquent pas, les entreprises étant désormais confrontées à un environnement trop évolutif, trop incertain et trop anxiogène pour que l’idée même de stratégie ait encore quelque intérêt. Le développement de la concurrence venue des pays émergents, le foisonnement des innovations technologiques, les fake news véhiculées par les réseaux sociaux, la nervosité des investisseurs sur les marchés financiers, la soudaineté des crises économiques, sociales, sanitaires, diplomatiques et même climatiques font que l’économie peut être déstabilisée à tout moment et qu’il semble vain d’essayer d’anticiper les évolutions des comportements des concurrents, des fournisseurs et des clients.
Le professeur Philippe Silberzahn affirme ainsi que « ceux qui basent leur action sur une prédiction s’exposent tôt ou tard à une catastrophe » puisque « les prédictions sont inéluctablement, un jour ou l’autre, victimes de l’événement inédit qui les rend caduques ». Dans son livre Bienvenue en incertitude, il critique ouvertement le recours à des experts, à des prévisionnistes et à des outils d’aide à la décision, qui révèlent une « appétence pour l’accumulation des données » mais ne sont souvent d’aucune utilité parce qu’ils se fondent sur des hypothèses inspirées du passé et inadaptées au futur.

La planification stratégique n’interdit pas la pratique d’ajustements tactiques

A  tout cela, il peut d’abord être objecté que ce qui fait débat n’est pas la planification stratégique en tant que telle mais la façon dont elle est appliquée. Pour les experts militaires, comme dans le monde des affaires, cette planification ne doit surtout pas signifier une projection indiscutable et certaine de l’avenir. Lorsqu’il présidait encore General Electric, Jack Welch définissait simplement la stratégie comme « l’évolution d’une idée centrale à travers des circonstances perpétuellement changeantes ». Vincent Desportes ajoute que « la stratégie s’esquisse plus qu’elle ne s’écrit, ses traits affirmés au début devant vite laisser place à des orientations plus subtiles constamment prêtes à l’adaptation ». Une planification stratégique intelligente n’interdit donc pas la pratique d’ajustements tactiques qui sont évidemment nécessaires, mais elle exige que cela se fasse dans le respect d’une politique générale, d’une « idée centrale » qui maintient une cohérence et qui justifie la mobilisation des moyens budgétaires, technologiques et humains.

Par conséquent, la conduite de la stratégie nécessite de laisser le plus de pouvoir décisionnaire possible à chaque niveau de responsabilité. Les équipes dirigeantes sont donc appelées à pratiquer la subsidiarité et à laisser des marges de manœuvre permettant aux managers d’analyser, d’utiliser leur intuition, d’exprimer leur créativité et de décider ce qu’il convient de faire pour obtenir les meilleurs résultats au plus près des clients et de la confrontation avec les concurrents. Il s’agit notamment d’empêcher toutes les formes de micro-management, par lesquelles certains prennent le risque de décider à la place de leurs subordonnés, le plus souvent pour ne provoquer que des erreurs et des dysfonctionnements.
Philippe Silberzahn ajoute que les entreprises doivent s’autoriser à agir par opportunisme en laissant se lancer des projets qui n’étaient pas forcément prévus mais qui peuvent se révéler très profitables. Il ajoute, avec un brin d’ironie, que « face à l’incertain et au brouillard de l’action, c’est moins de puissance cérébrale que de sagesse dont on a besoin, et la sagesse ne peut s’acquérir que sur le terrain à partir d’une posture d’humilité malheureusement peu commune chez les esprits supérieurs  ».

La réflexion stratégique : une réponse aux préoccupations du dirigeant au niveau des grandes orientations

La hantise de tout prévoir et de tout contrôler n’a pas pour seul effet de créer de la confusion puisqu’elle entretient un mal chronique : la multiplication des key performance indicators. Il est parfois requis de suivre plusieurs dizaines d’indicateurs qui, pour la plupart, ne présentent guère d’intérêt. Ce culte des chiffres décourage l’esprit d’initiative, ralentit le développement et fait perdre du temps à des collaborateurs qui sont contraints ipso facto d’accorder moins d’attention à des activités réellement opérationnelles. Face à cela, la réflexion stratégique est une réponse d’une importance primordiale parce qu’elle replace les préoccupations des dirigeants au niveau des grandes orientations.
Le professeur Isaac Getz et le journaliste Brian Carney relatent, à titre d’exemple, qu’avant de se faire racheter, le groupe Arcelor imposait un reporting de près de cent cinquante indicateurs alors que les dirigeants de Mittal n’en suivaient que quatre.

Qui plus est, la planification stratégique aide à exposer clairement les enjeux, ce qui permet de partager une vision avec toutes les parties prenantes, en particulier avec les salariés, qui ont besoin de trouver du sens à leur travail.
Pour Vincent Desportes, la stratégie devient alors un « élément fédérateur essentiel » acquérant une « dimension identitaire » et justifiant l’affirmation selon laquelle « on appartient au même corps parce que l’on a un même but ».
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