A l’heure du florissement des réunions interminables, de l’accumulation des process, d’un pseudo-management “bonheuriste” biberonné à coup de baby-foot et de « chief happiness officer », il semble essentiel de repenser le leadership.
La question se pose en effet : le leader doit-il diffuser un bonheur (en carton-pâte) ou susciter une dynamique d’engagement créatif ?

Recréer du collectif : la solution est peut-être dans la pratique du don

« Celui qui ne me donne rien, c’est celui qui ne me donne pas l’occasion de me donner ». Cette phrase du philosophe Gustave Thibon semble résonner bien pauvrement dans une société atomisée, composée d’individus préoccupés par leur seul bien-être. En privilégiant les droits et la réussite individuelle au détriment du collectif, l’individualisme s’oppose à l’esprit d’entreprise puisqu’il aboutit logiquement au rejet de toute autorité. Dans un tel contexte, comment recréer du collectif ? Comment redonner à chacun le désir de s’engager sans considérer son seul intérêt ? La solution est peut-être dans la pratique du don !
Central dans notre existence, le don est cet acte par lequel on reconnait les autres dans leur singularité. Le don est à la fois un opérateur de reconnaissance et de singularisation et contribue à créer une alliance entre deux parties. Le leadership quant à lui désigne ce processus de mise en relation autour d’une personne singulière qui incarne l’objectif commun du groupe. Il exige du leader de se donner lui-même en gage pour fédérer et entraîner ses collaborateurs vers un même but, facilitant ainsi la performance de l’entreprise. Loin d’être un surhomme, il est d’abord un être de relation qui aime autant donner que recevoir. C’est précisément là sa qualité intrinsèque : se donner de façon authentique et généreuse, suscitant ainsi un désir de mimétisme chez son collaborateur. Le leader a ceci de spécifique qu’il se distingue dans sa singularité et qu’il produit en même temps du collectif.
En se donnant, le leader n’est assuré d’aucun retour. C’est le propre du don, mais si son don est reconnu et accepté, alors il génèrera une mise en route efficace vers un projet et un objectif commun qui transcendera les désirs individuels et égoïstes de chacun.
Notons au passage que cette approche ne sera vertueuse que si le leader possède certaines vertus essentielles : tempérance, prudence, conscience et affrontement courageux de ses propres faiblesses. Sans ces vertus, la logique du don peut aboutir à de graves revers : manipulation, épuisement, burn out.

Un don, des dons

Takers, givers, matchers : tous ces profils ont un rapport au don différent comme le rappelle l’auteur américain à succès Adam Grant. Les uns aiment recevoir plus que se donner, les autres donnent même s’ils ne reçoivent pas en retour, les derniers ne donnent qu’en vue d’un retour équivalent. Dans le cadre du travail, le don s’exprime selon différents niveaux d’intensité et d’ouverture. Qu’il soutienne l’activité de son collaborateur ou prenne un risque pour lui, l’investissement du leader n’est pas le même ! Plus un manager engagera son identité et son talent propre, plus les effets de son don seront larges. Pour entraîner, le leader doit donner de son savoir-faire autant que son savoir-être, ses compétences autant que ses expériences, sans oublier d’exprimer sa reconnaissance. Cette dernière est bien souvent déficitaire au sein des organisations. Or, reconnaître l’engagement de son équipe ou le travail d’un salarié est une source d’engagement primordiale qui suscite confiance, attachement réciproque et travail fécond. La gratitude reçue en retour consolide le leader dans son rôle de leader donateur et suscite en lui engagement et motivation.
Expérience subjective transformante, le travail est un processus qui vivifie l’homme et le rend vivant s’il y a correspondance entre l’identité du travailleur et son activité. Le leader doit donc s’interroger continuellement sur ce qui est bon pour l’entreprise et le salarié. C’est ce qui lui permettra de viser haut en agissant de manière éthique, « avec et pour autrui, dans des institutions justes » selon les mots de Paul Ricœur. Reconnaître l’identité de son collaborateur, offrir des opportunités de développement, créer une communauté solidaire de travail, fournir une marge d’autonomie suffisante, insuffler le sens de l’utilité sociale de l’organisation et transmettre une vision sont autant de buts communs portés par le leader.

Donner et se donner : oui, mais jusqu’où ?

Parce qu’il engage de sa personne, le leader est responsable de son don. Et comme on ne peut donner que ce que l’on possède, il est primordial d’ajuster son engagement pour éviter plusieurs écueils. Sans soutien suffisant, le manager tout comme ses collaborateurs risquent le burn out et l’épuisement professionnel. Inversement, le soutien apporté par un manager est un acte essentiel de leadership. De la même façon, un leader qui serait dans l’incapacité de recevoir serait en danger de surinvestissement. Le travail ne doit pas être seul constitutif de l’identité. C’est un risque d’autant plus grand chez un manager sur-engagé qui désinvestirait sa propre sphère privée, confondant son identité avec son travail.
Il existe des clés pour apprendre au leader à mieux donner : se ressourcer aux dons reçus, s’ouvrir à ses besoins propres, donner en fonction des réels besoins du collaborateur, ou encore sans exiger d’effet précis ni de retour.
Ainsi, en s’engageant avec justesse, le leader suscite le don, l’engagement réciproque et la reconnaissance. Unies dans une dynamique de don, les équipes seront ainsi fédérées autour d’un leader authentiquement humain. C’est là la révolution du leader donateur. Le temps est venu pour lui de transformer sa communauté de travail par ce flux du don et du dévouement créateur au service d’une entreprise qui prenne vraiment en compte chaque personne dans toutes ses dimensions.

Benjamin PAVAGEAU,
auteur du livre Développer vraiment son leadership. Engagement, don, reconnaissance : les clés pour faire la différence, publié aux Editions Vuibert.
Directeur de l’Executive Education de l’Ircom