Reprendre plutôt que disparaître : l’urgence de la transmission artisanale
L’artisanat est un pilier fondamental de la vitalité économique, sociale et culturelle de nos territoires. Derrière chaque enseigne de quartier, chaque atelier, chaque nom apposé sur une vitrine ou un outil, il y a souvent plusieurs décennies d’engagement, de savoir-faire, d’adaptation continue. Pourtant, ce patrimoine économique vivant est aujourd’hui menacé. Non par la perte de compétences, mais par un phénomène plus silencieux : la difficulté à transmettre.
Transmettre, un acte stratégique
Alors que le nombre d’entreprises artisanales en Île-de-France a augmenté de 15% entre 2023-2025, le nombre d’entreprises artisanales dont le dirigeant a plus de 60 ans a augmenté de +35% (1). Ce constat illustre plus qu’une simple tendance, un vrai basculement. Derrière ce chiffre : des milliers de savoir-faire en suspens, des territoires qui pourraient perdre des repères économiques majeurs, et une vitalité entrepreneuriale affaiblie si rien n’est fait.
Transmettre une entreprise artisanale ce n’est pas seulement céder un outil de production ou un fonds de commerce. C’est transmettre un modèle économique, un réseau de clients, une équipe souvent, et surtout une culture d’entreprise forgée au fil des années. Cela suppose une réflexion approfondie : quelle est la véritable valeur de mon entreprise ? Quel profil de repreneur serait à même d’en poursuivre le développement ? Comment accompagner ce passage de relais sans déstabiliser l’activité ni l’équipe ?
Dans les faits, cette transmission est malheureusement souvent abordée trop tardivement. À l’approche de la retraite, nombre d’artisans se retrouvent seuls face à cette échéance, sans solution évidente. Par prudence ou par attachement, ils hésitent à transmettre, réduisent les investissements, figent l’activité – ce qui peut entraîner une perte de valeur et rendre la reprise plus difficile.
Des freins encore bien présents
Les obstacles à la transmission sont nombreux. Le premier est culturel. Le mot « transmission » évoque encore trop souvent un retrait, un renoncement, quand il devrait évoquer une continuité, un passage de flambeau, voire une autre manière d’entreprendre. Dans les entreprises familiales, les tensions entre générations peuvent parfois complexifier le processus : certains héritiers ne souhaitent pas reprendre l’activité familiale, d’autres y voient un héritage trop lourd ou trop éloigné de leurs aspirations.
Dans les autres cas, c’est le manque de visibilité qui pèse : peu d’écoles, peu de cursus universitaires parlent de reprise d’entreprise artisanale comme d’un projet professionnel à part entière. La création reste valorisée, parfois même survalorisée, alors que la reprise peut offrir un point d’entrée plus rapide et plus sécurisé dans le monde entrepreneurial. Trop peu de jeunes savent qu’on peut reprendre une boulangerie ou un atelier de serrurerie avec un accompagnement solide, un fonds de clientèle existant, et une rentabilité immédiate.
S’ajoute à cela la difficulté à faire se rencontrer cédants et repreneurs. Les annonces peuvent être dispersées sur de multiples plateformes et les différents acteurs de la transmission – cédants, repreneurs, acteurs privés comme les experts-comptables ou encore institutions – travaillent encore trop peu en synergie. Les initiatives et dispositifs existent mais peu offrent un accompagnement de bout en bout, de la valorisation de l’entreprise à la passation effective. Or, une reprise demande du temps : évaluation, négociation, levée de fonds, reprise d’équipe, etc. Pour beaucoup, le chemin semble incertain, coûteux, risqué. Ce sentiment d’isolement peut décourager plus d’un candidat potentiel. Plus que jamais, il faut simplifier et fluidifier le processus de transmission pour soutenir tant les repreneurs que les cédants, un engagement que portent les chambres consulaires, à l’instar d’autres acteurs institutionnels mobilisés aux côtés des entreprises.
Un enjeu collectif
Lorsque la transmission échoue, ce n’est pas seulement un projet personnel qui s’interrompt. C’est tout un écosystème qui vacille : un atelier qui ferme, des emplois qui disparaissent, une vitrine qui s’éteint. Dans certains territoires, en particulier les centres-villes ou les zones rurales, chaque entreprise artisanale compte. Toutes incarnent un service de proximité, un ancrage économique, un lien social. À l’inverse, chaque reprise réussie est une double victoire : pour l’ancien dirigeant, qui voit son travail prolongé, et pour le repreneur, qui bénéficie d’une structure rapidement opérationnelle. C’est aussi une victoire pour le territoire. Reprendre une entreprise artisanale, c’est préserver des compétences, maintenir de l’emploi local, prolonger une histoire économique et humaine. Certaines collectivités territoriales commencent d’ailleurs à se saisir de cet enjeu via la préemption commerciale, des loyers encadrés, des foncières dédiées, un accompagnement renforcé des repreneurs. Ces initiatives sont précieuses, mais elles gagneraient à être généralisées, coordonnées et soutenues à plus grande échelle.
Repenser l’entrepreneuriat
On a longtemps opposé création et reprise. Pourtant, reprendre une entreprise, c’est aussi entreprendre. C’est même, dans bien des cas, entreprendre plus rapidement : le modèle économique existe, les fournisseurs sont là, les clients aussi. Ce n’est pas un projet plus « facile », mais c’est un projet plus tangible, plus enraciné. Il mérite d’être mieux connu, mieux promu, mieux accompagné. Cela suppose de repenser les parcours d’orientation, d’informer les jeunes (et les moins jeunes) que la reprise artisanale est une voie d’avenir. Cela suppose aussi de rendre les données économiques plus accessibles, de développer des outils de valorisation financière, de simplifier les procédures, de former les cédants à la transmission comme on forme les créateurs à la gestion. C’est aussi une question de reconnaissance. Trop longtemps, l’entreprise artisanale a pu être perçue comme une entreprise « modeste », alors qu’elle représente un socle de l’économie réelle : 42 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Île-de-France, plus de 300 000 salariés, une dynamique d’apprentissage forte, une adaptabilité éprouvée face aux crises (2).
Le temps long comme boussole
Au fond, la transmission artisanale oblige à repenser notre rapport au temps dans l’économie. Dans un monde tourné vers l’instantané, l’innovation perpétuelle et le court-termisme, elle réaffirme l’importance de la durée : durée des apprentissages, durée des liens, durée des entreprises elles-mêmes. L’artisanat ne s’improvise pas. Il se construit patiemment, se transforme avec précaution, se transmet avec soin. Transmettre, ce n’est pas tourner la page. C’est écrire un nouveau chapitre. Pour les chefs d’entreprise, c’est reconnaître le travail accompli et lui donner une suite. Pour les repreneurs, c’est entrer dans une histoire à prolonger, à faire évoluer, à réinventer. Pour les territoires, c’est maintenir des activités humaines, durables, proches des gens.
Encourager la transmission artisanale, c’est faire un choix collectif : celui de préserver la diversité économique, de maintenir l’emploi local, de valoriser l’engagement de ceux qui, jour après jour, forgent nos quartiers, nos métiers, nos identités. C’est surtout affirmer que dans un monde en mouvement, certaines valeurs – le travail bien fait, la continuité, la relation humaine – méritent de durer.
Reprendre plutôt que disparaître/Reprendre plutôt que disparaître/Reprendre plutôt que disparaître
(1) Etude CMA IDF pour la Ville de Paris 2022
(2) Chiffres CMA IDF