La définition même du management parle d’organisation du travail. Or, la combinaison de l’évolution de temps de travail et des nouvelles technologies a fait émerger une réalité encore assez peu prise en compte par le management. La notion cardinale de workspace (espace de travail) qui englobe désormais la workplace (lieu de travail).

Depuis toujours le travail est associé à un lieu. Le paysan cultive son champ, l’ouvrier pointe à l’usine et le cadre va au bureau. L’homme associe son travail à un lieu, occupé durant une période (la journée ou la semaine de travail), pour y réaliser des tâches (son travail). Mais tout a changé sans que nous y prêtions gare. La crise de la Covid-19 a accéléré l’évolution des mentalités. La généralisation du télétravail doit nous ouvrir les yeux.

Le glissement du lieu de travail (workplace) à l’espace dans lequel nous travaillons (workspace)

Avant même la crise sanitaire, la notion de lieu de travail avait en réalité progressivement muté d’abord sous l’influence de l’évolution du temps de travail lui-même.
Au départ, le seul moyen d’être accessible ou joint était de se voir affecté un emplacement dans l’entreprise, afin que les personnes puissent vous rencontrer ou entrer en contact avec vous, par courrier, par fax, ou via un téléphone fixe. Puis, la quête incessante de performance des entreprises les a conduites à peu se préoccuper du temps passé par leurs collaborateurs à travailler, indépendamment du cadre légal. Ce sont les résultats obtenus par chaque collaborateur qui comptaient pour l’organisation. A l’extrême, cela débouchera sur le présentéisme[i]. Selon Statista, 8% des salariés français travaillent plus de cinquante heures par semaine, contre 0,4% au Pays-Bas.

Puis le travail s’est ensuite considérablement fractionné[ii]. Une journée de travail est désormais une succession de micro-séquences professionnelles. En dépit du droit à la déconnexion, la frontière entre vie personnelle et professionnelle n’a jamais été aussi poreuse, du fait des nouvelles technologies. Le travail ne s’interrompant jamais, le lieu de travail est devenu par défaut le bureau et tout ce qui l’entoure (la rue, la voiture, les transports, le café…), jusqu’au lieux de vacances. C’est là qu’un véritable changement profond s’est opéré. Le lieu de travail (workplace en anglais) n’est plus uniquement le bureau.

Des entreprises arcboutées sur leurs bureaux

Les entreprises sont restées malgré tout focalisées sur le lieu de travail historique, les bureaux, procédant à des aménagements de l’espace de travail, veillant à afficher une image de modernité, recherchant une optimisation de l’espace souvent coûteux. Les open spaces se sont généralisés et une multitude d’expérimentations ont vu le jour : cubicles, open plans[iii], rotation dans l’occupation des bureaux, hot desking ou bureaux nomades, standing desks, treadmill desks[iv], no desks…

Aujourd’hui, les entreprises n’ont aucun moyen de prouver que l’open space est réellement un vecteur de productivité ou de créativité, comme attendu. Elles continuent surtout à raisonner avec des unités de mesure classique : nombre de mètres carrés par collaborateur, prix du mètre carré…
Le coworking constitue une première réponse à ces nouveaux enjeux. Une étude réalisée dans 52 pays auprès de 1500 personnes a démontré que ce mode de travail pouvait s’avérer supérieur au travail de bureau ou à la maison:  75% des interrogés estimaient avoir gagné en productivité.[v]

De l’apparition du travail hybride à l’émergence des collision hours

Mais une évidence nouvelle a surtout vu le jour. La création de collisions entre les collaborateurs, les chances de rencontres et les interactions non planifiées, à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise, améliorent les performances. Des chercheurs de Harvard sont parvenus à établir une corrélation entre le type de workspace (espace de travail et non plus workplace signifiant lieu de travail) et le volume des ventes ou le nombre de nouveaux produits lancés[vi].
Le défunt PDG de Zappos, Tony Hsieh, utilisait un nouvel indicateur, les collisionable hours ou le nombre probable de collision entre collaborateurs par heure et par acre[vii]. Un objectif était assigné à l’entreprise : atteindre 100 000 collisionable hours par acre. La nouveauté résidant dans le fait que le calcule n’intègre plus iniquement les mètre carrés de bureaux mais tout l’espace qui entoure le Dowtwon Project (immense zone d’incubation de start-up à Las Vegas au milieu de laquelle Zappos a son siège social).

Quels enjeux pour le management ?

La priorité pour le management sera de passer d’une optimisation du lieu de travail (workplace) à une meilleure exploitation du workspace (espace de travail) dans lequel évolueront de plus en plus les collaborateurs. Ce changement d’angle de vue pourra se traduire d’au moins trois manières :

  • Considérer le lieu de travail et ses mètres carrés, non plus seulement comme un actif amortissable, mais comme un levier stratégique pour l’entreprise. Le cabinet de conseil Strategy Plus a estimé à 42% le taux d’occupation des bureaux et préconise, non plus une réduction de la surface totale, mais son aménagement en vue de la génération de davantage de collisions entre les collaborateurs.[viii]
  • Repenser intégralement le bureau qui a somme toute peu évolué en comparaison des outils que nous y utilisons.
  • Réinventer les bureaux, en les libérant d’une adresse fixe, d’une fonction unique, de frontières les séparant du reste du workspace dans lequel travaillent les gens.Lindsay G., Octobre 2014, “Workspaces that move people.”, Harvard Business Review.

[i] Par définition, il s’oppose à l’absentéisme et caractérise le phénomène selon lequel, le salarié est présent à son poste alors que son état de santé physique ou mental ne lui permet pas d’être productif.
[ii] Gloria Mark de l’université de Californie a estimé qu’un employé américain est interrompu dans son travail toutes les trois minutes en moyenne. Mark G., 2018, « The Cost of Interrupted Work ».
[iii] Open space rendant possible l’aménagement de zones privées temporaires
[iv] Un treadmill desk est un bureau de marche ou un poste de travail sur tapis roulant est un bureau d’ordinateur qui est adapté de sorte que l’utilisateur marche sur un tapis roulant tout en effectuant des tâches de bureau. Les personnes qui utilisent un bureau de tapis roulant cherchent à changer le mode

Crédit photo : Bertrand Jouvenot/Visuel de couverture De Boeck 2022