Si beaucoup de grands groupes s’interrogent sur l’opportunité de transformer leur organisation, s’intéressent naturellement au management constitutionnel et, particulièrement, à l’holacratie, aucun n’a encore franchi le Rubicon. Bien sûr les choses évoluent mais rien ne permet de penser qu’ils le feront un jour.

Ce constat n’est l’expression d’aucun pessimisme mais plutôt le résultat d’une observation attentive des groupes que nous avons pu accompagner régulièrement au cours des dernières années. L’occasion de se pencher sur les raisons d’une telle situation.

La tentation holacratie

Cette tentation de l’holacratie, nous avons pu l’observer par exemple dans cette grande entreprise industrielle française séduite par la vision et l’approche d’holacratie pour aider à transformer leur organisation. Des formations ont été proposées et suivies par des équipes nombreuses et complètes, managers et collaborateurs. Avec un patron « sponsor » du projet à la fois enthousiaste et convaincu par la perspective ainsi offerte à ses équipes et, plus largement, à l’organisation. D’autant que, dès le départ, il pouvait se targuer du plein soutien de ses pairs au sein du comité de direction.

Pourtant, contrairement aux apparences, la situation s’est avérée beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît. En cours de projet, le « sponsor » est promu et donc remplacé. Son remplaçant se révèle totalement étranger à holacratie et n’est clairement pas séduit par la perspective de changer aussi radicalement l’organisation et les modalités d’interaction au sein de ses équipes. Le projet est purement et simplement abandonné. Le nouveau patron considère que lui, ses équipes et l’entreprise ont d’autres chats à fouetter. Ainsi disparaît plus d’ une année de travail et de formations.

Et malheureusement cet exemple n’est pas unique. Même mésaventure avec cette grande entreprise de la distribution et le patron de l’une de ses plateformes logistiques. Après avoir effectué avec succès un travail de libération de ses équipes, il se voit confier un rôle de transformateur dans le groupe afin d’y essaimer les nouvelles pratiques qu’il a su déployer préalablement. Pour ce faire et aller encore un cran plus loin, il a l’ambition de s’appuyer sur l’holacratie. Problème, dans l’intervalle, son remplaçant sur la plateforme logistique a, en moins de six mois, réussi à détricoter tout ce que lui avait mis six ans à bâtir.
Et on pourrait aussi prendre l’exemple de cet autre patron d’un groupe industriel intéressé par l’holacratie mais « à sa manière », trop timoré ou effrayé par une certaine forme de radicalité véhiculée par celle-ci. Prudent, il opte pour un entre-deux où chaque manager peut choisir d’y aller ou non. Arrive ce qui doit arriver. Seule la moitié des équipes franchit le pas et, rapidement, les choses se délitent. Le projet se révèle un échec.

Pourquoi une telle situation ?

Le constat est là. A date, aucun grand groupe n’a passé le pas ou du moins réussi à déployer durablement l’holacratie. Les essais ont été assez nombreux mais les échecs, relatifs ou complets, l’ont été tout autant. Comment cela peut-il s’expliquer et peut-on y remédier ? Alors que des milliers d’autres entreprises dans le monde ont fait le choix – avec succès – de l’holacratie. L’holacratie ne pourrait donc répondre qu’aux besoins et aux aspirations des PME et ETI ? Alors que, comme toute entreprise, les grands groupes ont besoin d’innover au niveau de leurs organisations, pourquoi l’holacratie ne pourrait-elle pas être une possibilité ?

Est-ce parce que, dans la majorité des grands groupes, les questions de la responsabilité et de l’empuissancement de chacun, n’est pas traitée comme il se doit ? Une chose est sûre. Bien souvent, alors que l’expertise se situe sur le terrain, c’est ailleurs que la responsabilité et la décision se trouvent. Une réalité qui reflète ce « culte du manager » qui traverse l’ensemble des grands groupes. Un manager tout puissant, qui fait ce qu’il veut en matière de management sur son terrain de jeu. C’est lui qui, fraîchement débarqué, va décider du fonctionnement de son département. A sa décharge, quelle que soit l’entreprise qui l’emploie, il n’existe pas de référentiel managérial imposé. Aucun exercice imposé minimal au niveau du groupe pour tous les managers. Aucun management du management et donc aucun pouvoir constitutionnel. Soit, il y a la formation, le coaching et les séminaires qui sont proposés à tous ces managers. Mais, pas de définition du management pour les managers. Non qu’ils n’aient pas de managers, mais rien n’est traité à l’échelle en termes de cadre et de posture managérial. Aucun corpus managérial pour les aider dans leur métier. La direction, question corpus managérial, ne propose, n’impose rien. En conséquence, les bonnes pratiques ne sont ni conservées, ni répliquées comme elles pourraient ou devraient l’être. On fait puis on défait.

Faire émerger un référentiel managérial

Il serait donc temps de définir au niveau de l’ensemble de l’entreprise, un référentiel managérial construit au fil de l’eau et qui s’impose à tous. Un cadre dans lequel les managers peuvent évoluer librement parce que formés au préalable et donc capables de contribuer à l’évolution de ce référentiel commun : un pouvoir constituant évolutif. Un référentiel qui évolue au gré des expériences, observations de chacun des managers du groupe. Dès lors, finis les pas en arrière.

Travailler à la construction d’un tel référentiel constitue donc une étape essentielle dans le cheminement, la mise en mouvement de l’entreprise. Elle permet de capitaliser dans un patrimoine de pouvoir constituant, un ADN managérial qui se consolide au fur et à mesure : comportements ou valeurs attendues. Ce référentiel qui intégrerait l’essence de la culture, des valeurs, des comportements attendus, de sorte que toute transformation entreprise dans le groupe serait rentabilisée dans la durée et démultipliée au profit de tous.

On le voit, si aucun grand groupe n’a aujourd’hui entrepris et réussi son passage à l’échelle en holacratie, la principale explication se trouve dans leur structure et leur culture, dans l’absence de référentiel managérial qui pourrait servir de socle à un management nouveau et une organisation réinventée. Car, contrairement aux idées reçues, les grandes entreprises comme les autres, devraient être à même d’innover et de bâtir des organisations qui sont des gages de création de valeurs et d’adaptation dans un monde à la fois global, complexe et en perpétuel mouvement. Une réalité qu’ETI et PME perçoivent et intègrent d’emblée car moins protégées mais qui semble encore échapper aux grands groupes. Jusqu’à quand ?