Il y a plus de 50 ans, le Sénateur américain Lamdgrebe déclarait : « I’ve made up my mind. Don’t confuse me with the facts ! » S’agissait-il d’une déclaration sans fondement ? Voyons voir !

Vos décisions sont-elles vraiment rationnelles ?

Vous comme moi avez été formé à l’école classique de la prise de décision. Idéalement, elle doit être fondamentalement rationnelle. Selon Platon, Descartes et Kant, il faut en écarter toute considération affective. Seule la logique peut mener à la solution d’un problème, quel qu’il soit.
Les éléments factuels deviennent la seule base sur laquelle prendre vos décisions. Elles sont ainsi objectives, rendant théoriquement facile l’atteinte d’un consensus entre les parties prenantes. Par contre, elles font fi des enjeux et intérêts respectifs de ces dernières. Est-ce vraiment réaliste?

En réalité, les émotions sont au cœur de votre prise de décision

Les neuroscientifiques ont maintes fois montré que l’affectivité est déterminante dans la prise de décision. En effet, les personnes ayant des dommages au cortex préfrontal les empêchant de ressentir des émotions sont quasi incapables de décider. Inconsciemment, celles-ci sont indispensables au raisonnement, sans lequel il n’y a pas de choix possible. D’ailleurs, deux prix Nobel en économie reconnaissent cette découverte : Simon (1968) et Kahneman (1979). L’émotion est la combinaison motivation-sentiments-environnement, induisant l’individualisation de chaque décision.
Bien sûr, vous avez à l’esprit l’objectif et le contexte dans lequel vous êtes. Mais vos croyances, opinions, valeurs, vision du monde, intérêts et attachements influencent instinctivement la prise en compte des faits.
Par exemple, le constat concret des tueries à répétition dans les écoles américaines fait l’unanimité. Mais, ce fait est interprété par les républicains, dont le Président, comme appuyant leur croyance que plus de citoyens devraient avoir une arme, notamment les gardiens d’école qui pourraient ainsi abattre les tireurs avant leur crime. De leur côté, les démocrates y voient une confirmation de la justesse de leur point de vue selon lequel il y a beaucoup trop d’armes en libre circulation.
La décision devient alors très subjective, car s’y intègre une composante déterminante liée spécifiquement à chaque décideur, ses émotions pas toujours conscientes. Comme c’est la même chose pour chaque partie prenante, il est plus ardu de développer un consensus.

Vos émotions peuvent vous amener à prendre de meilleures décisions

Dans les années 70, le Directeur du Pentagone décida de ne pas commander la destruction d’un avion russe rapporté comme transportant des missiles nucléaires sur le territoire américain. Les événements suivants lui donnèrent raison, l’information reçue était fausse et liée à une simple erreur technique de transmission. Pourquoi a-t-il réagi de la sorte ? Sans qu’il en soit vraiment conscient, ses valeurs, ses croyances, sa vision du monde ont pris le dessus sur les faits. Imaginez ce qui serait arrivé si ses émotions n’avaient pas guidé sa décision !
D’ailleurs, les décisions marquantes de votre vie ont sans doute été prises sur la base de vos émotions. Sans passion, la plupart des startups ne verraient pas le jour et la majorité des innovations n’existeraient pas si leur instigateur s’en était tenu aux faits. Avec le Big Data, vous êtes plus que jamais confronté à une avalanche de données qui vont dans toutes les directions. Pire encore, leur fiabilité est loin d’être garantie. Le seul moyen de trouver un sens dans cette mer d’information est d’avoir des hypothèses, une opinion, des émotions. « On fait de la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison » Poincaré.
Par ailleurs, si vous prenez une décision qui ne respecte pas vos émotions, il est peu probable qu’elle réussisse. Soit vous ne vous pardonnez pas de l’avoir fait, soit vous ne supportez pas vraiment ou pire vous sabotez inconsciemment sa réalisation.

Il est risqué de ne pas être conscient que vos décisions sont émotives

Le célèbre économiste Galbraith écrit : « Faced with a choice between changing one’s mind and proving there is no need to do so, almost everyone gets busy with the proof. » Il y a des faits, il y a des croyances et il y a des choses auxquelles vous voulez tellement croire qu’elles deviennent des faits. C’est donc compréhensible de penser vos décisions rationnelles, mais cela pose des risques.
D’abord, vos qualités de négociateur sont inhibées, ne pouvant comprendre que les parties prenantes n’acceptent pas d’emblée vos décisions. Pire, vous n’entendez pas leurs arguments que vous jugez irrationnels et perdez ainsi la chance de les utiliser pour enrichir votre point de vue. « … la chose la plus simple ne peut être expliquée à l’homme le plus intelligent s’il est fermement persuadé qu’il sait déjà … » Tolstoi
Puis c’est plus grave, vous risquez la catastrophe, car autant les émotions vous amènent à prendre d’excellentes décisions, autant elles vous exposent aux pires. Ainsi lors de l’ouragan Katrina en Nouvelle-Orléans, le Directeur de la FEMA (Federal Emergency Management Agency), reçoit 17 rapports du centre de météorologie faisant état d’inondations majeures, dont un mentionne une brèche dans l’une des digues. Par contre, le Commandant de l’armée sur le terrain lui dit au téléphone ne pas noter de menace pour les estacades. Finalement, il voit sur CNN des images de fêtards, affirmant que le pire a été évité. Comme il croit les récits du terrain plus sûrs, il quitte le soir, à l’heure habituelle, sans déclarer d’urgence nationale. Le lendemain il est trop tard, la plupart des digues ont cédé et les stations de pompage sont arrêtées. L’eau monte jusqu’à 6 mètres partout. Le bilan : plus de 1500 morts, 80 % de la ville détruite et le Directeur, ami du Président américain, congédié.
Alors, comment vous prémunir contre la subjectivité de vos décisions ?

Encadrer et objectiver vos décisions intuitives

Il ne s’agit pas d’empêcher ou même réduire votre subjectivité, mais bien de la contrebalancer avec celle de chacune des autres parties prenantes. C’est l’intersubjectivité où des personnes conjuguent leurs pensées, afin de faire émerger une formulation partagée. La pluralité des points de vue est utilisée pour enrichir votre décision et la rendre plus consensuelle, en y intégrant d’autres perspectives. Selon Poincaré, la vérité est le résultat d’une convention entre un groupe d’acteurs reconnaissant comme vraies certaines connaissances subjectives.
Pour y arriver, rappelez-vous que les autres parties prenantes sont aussi menées par leurs émotions. Ainsi, ne soyez pas surpris si vos arguments, dits factuels, ne les convainquent pas. « Executives who make effective decisions know that one does not start with facts. One starts with opinions… The understanding that underlies the right decision grows out of the clash and conflict of divergent opinions and out of serious consideration of competing alternatives. To get the facts first is impossible. There are no facts unless one has a criterion of relevance. » P. Drucker
Puis, ne dites pas aux parties prenantes ce qui est le mieux. Aidez plutôt chacune à le découvrir par elle-même. Ce n’est pas que votre décision semble rationnelle qui les amène à s’engager à la faire aboutir, mais parce qu’elle répond à leurs émotions. Comme leader mobilisateur, afficher votre empathie, en entendant et partageant le point de vue de chaque intervenant. Pour ce faire, évitez de plaider votre cause et attachez-vous plutôt à découvrir et saisir le sens des interventions. Intéressez-vous sincèrement à l’autre, favorisez les échanges afin de faire ressortir et intégrer les multiples perspectives à votre décision. Ainsi, chaque partie prenante s’engagera émotivement à ce qu’elle réussisse.
Il existe un guide pour vous accompagner dans une telle démarche : Les problèmes organisationnels : formulation et résolution. Reposant sur un exemple concret, vous constaterez comment il est facile d’utiliser vos décisions comme levier pour développer de vrais consensus