L’homme se sent plein de pétillement intérieur. Assis dans un fauteuil profond, il tète un gros havane, la lumière du soleil couchant incendie les fenêtres de la villa, le vent porte le clapotis de l’eau du port contre les flancs des bateaux.  Le whisky lui brûle sa gorge.  Plus loin en contre bas, une musique chaude palpite dans l’obscurité piquetée de points lumineux.
Une carrière réussie dans la Banque, numéro 2 de la Banque Palo Alto, des amis à foison, 3 enfants, 2 garçons, l’un à l’Essec, le deuxième en prépa et une fille, belle comme sa mère, en première année de sciences Po. Une épouse Anne-Catherine, 40 ans, grande, les cheveux longs, en chignon à la ville, ondulant sur ses épaules ambrées en week-end. Il soupire de contentement. Toute la journée il a fait du voilier. Là, à cette seconde, il savoure le temps qui passe et le caresse. Le long gémissement d’un bateau rentrant au port le sort de sa rêverie.  Henri de Fromentin est Directeur général de la banque Palo Alto, dans laquelle il a évolué depuis dix ans.
Ce soir dans sa villa de Mandelieu, il fête ses 47 ans. La soirée est animée, gaie, la mer dort devant sa terrasse maintenant nimbée du clair de lune.
Au même moment, dans les salons privés du Bristol, rue du Faubourg Saint Honoré à Paris, Pierre de la Charrière,  président de la banque Palo Alto signe des protocoles d’accord avec Adam Smith, CEO d’un groupe bancaire anglo-saxon. En clair, la banque Palo Alto est absorbée. L’un des articles des accords stipule que les postes stratégiques seront après la fusion occupés par des dirigeants de l’établissement absorbant. En un mot Henri de Fromentin est vidé.

Le hasard des calendriers fait que je déjeune avec lui deux jours après ce dimanche où il fêtait son anniversaire sur la Côte d’azur. L’homme est en retard. Je patiente avec le kir maison que m’offre la patronne du Bouchon, le restaurant sans prétention à la cuisine lyonnaise, où j’ai mes habitudes.  Je m’attends à un déjeuner éprouvant, nous devions parler des recrutements de sa banque qu’il devait me confier, je vais avoir droit aux lamentions d’un réprouvé. Quel rôle va-t-il encore jouer ? Mon portable vibre sur la nappe à carreau du Bouchon. De Fromentin s’excuse, il arrive, pas de taxi à 13 heures, il a pris le métro.
La patronne dépose sur la table une assiette de tranches de Jésus. Dans les odeurs beurrées de cuisine, le tintement des couteaux, des fourchettes et des assiettes, mon estomac se révolte.  Fromentin entre enfin dans le restaurant avec son calme habituel. Il accroche avec soin son manteau et plie sa longue silhouette devant moi. Je le trouve toujours aussi distingué, le visage bien rasé, le front haut, les sourcils arqués, une fine moustache bien taillée, l’allure d’un homme qui a de l’argent en banque.
– Désolé, ils m’ont déjà supprimé la voiture…. indique-t-il en guise d’excuses.
La commande passée, une assiette de cochonnailles, deux entrecôtes et un bon Brouilly, et les récriminations vont commencer :
– Vous savez, au moment où la décision de me vider a été prise, j’étais au bord de ma piscine sur la Côte d’Azur, un verre de scotch à la main, ce jour-là je n’ai rien senti, à part la caresse du soleil et la douce brûlure de l’alcool dans ma gorge…
– Vous ne le saviez pas…
– Je suis imperméable à l’événement.
– Votre le licenciement est indolore ?!
– Aujourd’hui, la chose la plus facile à prévoir sans don exceptionnel de divination, c’est le licenciement, donc pourquoi pas le mien ?!
– Selon la formule consacrée la bonne santé professionnelle n’est qu’un état précaire qui ne présage rien de bon.
–  J’y avais pensé, mais au moment où la décision de la diminution a été prise, je n’étais pas malheureux, pourtant me voilà licencié, finalement l’événement brut, en lui-même, n’est pas générateur de peine, en revanche, là, ce midi, devant vous je suis mal…
Je crois un moment qu’il joue les autistes, mais non, il admet la douleur éprouvée.
–  Les représentations affectives et sociales que cela évoque vous font mal, dans une partie de cartes, on n’est pas responsable de la main qu’on vous distribue, mais on a l’entière responsabilité de la manière dont on la joue.
–  J’ai tiré de mauvaises cartes.
–  A vous de bien jouer … ou alors vous changez carrément de jeu.
– La banque n’est pas un casino…
– Pour ouvrir une porte, vous tournez la poignée dans un sens, si vous n’y arrivez pas au bout de trois ou quatre fois, vous pouvez renoncer ou bien tenter de tourner la poignée dans l’autre sens…
Il s’éclaircit la gorge, avale un long trait de Brouilly et répond :
– Moi c’est un coffre fort d’une banque que je dois ouvrir, je ne suis pas Spaggiari, si quelque chose est mauvais, son contraire n’est pas nécessairement bon, la vie est plus compliquée que cela, monsieur de chasseur de tête.
– Persister dans son mode de pensée, qu’il soit bon ou mauvais, produit immanquablement les mêmes conséquences,
Je trouve qu’il crâne un peu et je veux le réconforter.
– La perte d’emploi est à peu près au milieu de l’échelle du stress, entre la pire calamité et l’événement le plus bénin, son impact varie selon l’âge, les aptitudes de chacun, le métier qu’on exerce ou celui qu’on peut exercer, les économies et les conditions du marché…
–  Ce n’est pas parce que ma situation est difficile que je ne dois pas changer, en revanche, si je ne change pas, la situation sera difficile.
Le banquier garde le sang froid
–  OK, je suis chômeur. Je  regarde la situation en face, après tout, c’est une étape vers un autre monde, l’insuccès se présentera encore, ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, la vie active, et la vie tout court, est un long fleuve peu tranquille de non-réussites, de bides, de plantages, d’erreurs de casting, de faux pas.
–  Votre calme m’inquiète.
–  Vous savez, j’ai eu une éducation simple avec des valeurs comme le courage, puis mes études, surtout la philo, m’ont beaucoup appris, le revers d’un jour pris séparément de l’ensemble de la vie est ridicule, dans le maelstrom du monde du travail et des affaires, les choses agréables et désagréables se succèdent dans le désordre.
– Qu’allez-vous faire maintenant ?
– Rien !
– Comment ?!
– Rassurez-vous, je ne fais pas l’éloge du chômage, mais presque, en tous cas je vais me reposer, faire un breack ; d’ailleurs, savez vous l’origine du mot, «chômage», monsieur le recruteur ?
– J’avoue que j’ignore…
– Du latin « caumare », cela veut dire calme, c’est un retour à la paix, à la sérénité, au silence pour mieux repartir dans le brouhaha du monde du travail. De toutes façons, j’ai toujours mon capital…
– Que voulez-vous dire ?
– Mon capital, c’est mon cerveau. Je détermine la valeur de mon cerveau à partir de ce je gagne en vendant mes services par rapport au taux de l’argent.
– Vous raisonnez en banquier…
– Cela tombe sous le sens, mon revenu annuel au taux de l’argent rapporterait 6 %, donc l’estimation de mon capital se calcule en multipliant mon revenu annuel par 16 2/3.
–  Désolé, j’ai du mal à vous suivre…
–  Si je gagne par exemple 100 000 euros par an, ces 100 000 euros sont comme des intérêts qu’une banque me verserait pour un capital que j’aurais placé chez elle…
–  Jusque là cela va…
–  Mon cher, c’est une simple règle de trois, si le taux de l’argent est à 6 %, cela veut dire que mes 100 000 euros de revenus correspondent à 6 % du capital que j’ai placé, donc 100 divisé par 6, cela fait 16,6, mon cerveau vaut donc 16,6 fois ce qu’il me rapporte chaque année… avant impôt bien sûr.
–  C’est la première fois qu’on me parle de ressources humaines de manière aussi chiffrée…
–  Mon cerveau ne se déprécie pas, c’est un capital qui n’est pas placé pour le moment, on ne peut pas me le voler, et je ne peux pas le dépenser. L’argent s’il n’est pas administré par un cerveau a aussi peu de valeur que du sable.
Son téléphone lance des bips discrets. Le geste sûr, le visage légèrement rougi par le vin, il porte le Nokia à son oreille.
–   Désolé je dois vous quitter…
–   Rien de grave ?
–   Mon fils vient de se casser une jambe à Courchevel.
Le banquier divorcé de sa banque se retire avec la politesse molle des convenances. Malgré sa force à faire bonne figure, son talent à théoriser sur l’externalité du licenciement, ses calculs froids de sa valeur, pour se rassurer, il a pris un coup sur le cigare.
“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”
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Paul-Emile Taillandier
Après l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et la Faculté de Droit d’Assas, Paul-Emile Taillandier commence sa carrière comme chargé de mission au Cabinet du Préfet de la Guadeloupe, puis devient secrétaire général d’une Union Régionale du MEDEF. De 1986 à 2008, il dirige le cabinet de recrutement Taillandier Conseil. En 2008, il crée Talents-Clés Conseil, cabinet spécialisé dans le recrutement de profil rare et fonde en 2012 "Cadre et Dirigeant magazine". Auteur d’un roman La Nuit Créole et d’un e book Curriculum à éviter. Page Google+