Triple comptabilité : la nouvelle boussole des dirigeants
Et si les entreprises affichaient des comptes équilibrés tout en détruisant, sans le savoir, les conditions mêmes de leur pérennité ? L’eau, le climat, la biodiversité mais aussi les compétences internes ou la cohésion sociale sont des actifs invisibles dans les bilans classiques. Pourtant, leur dégradation entraîne des risques économiques majeurs.
La triple comptabilité – économique, sociale et environnementale – propose une nouvelle manière de compter, alignée sur les limites planétaires et les attentes sociétales. Cet outil stratégique est désormais indispensable pour les dirigeants soucieux d’allier performance et durabilité.
La comptabilité traditionnelle masque les risques
Imaginez une entreprise industrielle qui achète une machine réputée indestructible et obtient donc de son expert-comptable le droit de ne pas l’amortir ; tout fonctionne parfaitement pendant des années jusqu’au jour où la machine casse. Verdict : elle est irréparable. La perte n’ayant jamais été anticipée, sa valeur s’effondre et l’entreprise se retrouve au bord de la faillite.
Ce scénario peut paraître absurde et pourtant, c’est ce que nous faisons collectivement avec nos ressources naturelles, nos écosystèmes et parfois même notre capital humain. Nous considérons ces actifs comme inépuisables – et donc hors du périmètre comptable :
– nous consommons l’eau sans mesurer la raréfaction de la ressource ;
– nous émettons du CO₂ tout en sous-estimant les conséquences du dérèglement climatique (inondations, canicules, etc.) sur nos chaînes de valeur ;
– nous n’investissons pas suffisamment dans la formation de nos collaborateurs, dégradant leurs compétences sur le long terme…
La comptabilité actuelle ne reflète ni ces dépendances critiques ni les risques associés. Elle peut donc afficher des résultats positifs tout en laissant l’entreprise s’exposer à des fragilités structurelles. Réinventer notre manière de compter devient dès lors une urgence stratégique.
Triple comptabilité : passer du bilan financier au bilan réel
Face à ce constat, ajuster quelques indicateurs RSE ne suffit pas ; une refonte méthodologique complète devient indispensable. Depuis 2020, Baker Tilly, via sa filiale Goodwill-management, a mis au point une méthode de triple comptabilité, intégrant les dimensions économique, sociale et environnementale dans une logique d’analyse de performance étendue.
Inspirée de l’économie du donut de Kate Raworth, cette méthode définit une vision de la performance de l’entreprise intégrant un plafond environnemental à ne pas dépasser et un plancher social à respecter. La mise en oeuvre consiste d’abord à collecter les données économiques, sociales et environnementales pertinentes. Ces impacts sont ensuite monétarisés pour pouvoir les intégrer au compte de résultat et au bilan, étendus à ces deux nouveaux volets. Les performances sont enfin comparées à des seuils objectifs comme les limites planétaires ou des conventions sociales. Si l’entreprise dépasse son quota, elle devient débitrice de la nature à hauteur du montant de son dépassement. Cette dette est alors intégrée à son bilan étendu et la perte associée dans son compte de résultat.
La triple comptabilité devient un outil de pilotage stratégique : elle donne à voir les zones de vulnérabilité et éclaire les choix de transformation nécessaires sur le long terme, au-delà des résultats purement financiers.
Du bilan à l’action : des entreprises pionnières montrent l’exemple
Cette approche n’est plus théorique. Elle est déjà mise en oeuvre dans plusieurs entreprises dont Lobodis, torréfacteur breton engagé. Accompagnée par Goodwill-management, Lobodis a appliqué la triple comptabilité pour définir une stratégie compatible avec les limites planétaires d’ici 2040. À travers cette méthode, elle a pu objectiver des cibles telles qu’une réduction de 55 % de ses émissions de gaz à effet de serre et de son empreinte sur la biodiversité, ainsi qu’une diminution de 20 % de sa consommation d’eau et de la pollution de cette dernière inhérente à son activité.
Ce travail a servi de point d’appui pour transformer son modèle économique : adoption de procédés innovants comme la torréfaction solaire, exploration de filières locales plus résilientes, création d’un tableau de bord environnemental complet. Lobodis a non seulement renforcé sa cohérence RSE mais surtout engagé une dynamique de long terme alignée sur sa viabilité réelle. Ce cas montre que la triple comptabilité ne se contente pas de mesurer ; elle incite à agir, à structurer une stratégie qui réconcilie la performance économique avec les réalités écologiques et sociales.
Des dizaines d’entreprises se sont déjà engagées dans cette voie. Et pour franchir une nouvelle étape, Goodwill-management, l’Institut Louis Bachelier et Aix-Marseille School of Economics lancent, à la rentrée 2025, une chaire de recherche en Triple Comptabilité.
Alors que la succession de crises devient la nouvelle norme, les entreprises doivent apprendre à se projeter dans le futur en tenant compte de la finitude des ressources et de la nécessité de créer de la valeur sociale, tout en garantissant une performance économique qui reste essentielle. Face au défi de rendre notre économie compatible avec les limites planétaires, la triple comptabilité propose une boussole fiable pour celles qui veulent assurer leur pérennité et leur robustesse.