20 heures, Hôtel Mercure à Lyon. Je zappe de chaîne en chaîne, sur mes genoux un plateau repas, sandwich américain et coca. Demain, toute la journée je reçois 10 candidats pour EI international, un gros importateur de produits bruns, chaines Hifi TV… 5 chefs de ventes sur toute la France.  Le trac me prend. Dehors le bruissement de la ville, klaxons de voitures,  bruits de pas, rires étouffés, au loin une sirène de pompier.  A peine 3 mois que je fais ce métier. Demain, des candidats à interviewer, et en fin d’après midi, synthèse et choix. Rapidité d’analyse et d’appréciation, voilà ce qu’attend le client qui sera sur place. Un patron réactif et autoritaire. Lui, il veut signer le contrat avec le meilleur. Ce soir je dors tôt pour être en forme. Au moment où j’enfile mon pyjama, le téléphone sonne.
– Gérard Gaulier, je suis à la réception… je vous attends, on va dîner…
Sans que j’ai pu dire quoi que ce soit, il raccroche. La panique en pyjama. Le plateau repas avalé. Et lui, Gérard Gaulier, le directeur général d’EI Electronic, à 20 heures 44 exactement, m’attend pour aller dîner.
Le restaurant respire la bombance. Un mélange de grand standing et de tradition. Entre les tables, des serveurs en tablier jusqu’aux pieds. Des tintements de verres, un air saturé de fumets et d’arômes de vins.
– 2 scotchs… demande Gérard Gaulier en dépliant la carte. Prenez ce qui vous fait plaisir, c’est moi qui régale, demain, c’est vous qui ferez le menu.
Les serveurs virevoltent autour de nous. Le whisky brûle ma gorge. Mon client d’un signe du pouce retourné vers son verre en demande un deuxième.
– Moi, je suis pas un pro du recrutement comme vous, je marche au feeling, au premier coup d’oeil, je sais, je devine, je sens, je subodore, si c’est la femme ou l’homme que je veux, dit-il en levant son verre.
– Les compétences, les diplômes, les références, cela compte…
– Dès les premières secondes, les jeux sont souvent faits, le sourire, le regard, l’étincelle dans les yeux, l’image qu’il donne de lui, les sensations qu’il suscite chez moi, il me donne envie ou pas. Bien souvent, à la poignée de main, ma décision est prise.  Un cadre qui dit bonjour en regardant ses chaussures, j’en veux pas. Moi, je défends ma boite, c’est une affaire d’homme : lui il cherche un job, moi des bénéfices, ce n’est pas l’entreprise qui recrute, c’est moi avec mon feeling… c’est pour cela que leur vie personnelle m’intéresse…
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– C’est interdit…
– Je m’en moque, pour demain, pensez-y, je veux un battant, un  couillu…  la vie privée est déterminante, surtout je veux savoir son taux d’endettement
– Quel rapport ?
– Plus il doit de la monnaie à son banquier, plus je le tiens…
Les joues enfiévrées par l’alcool, j’écoute ce patron et lui réponds sans vouloir le choquer :
– Votre système de rémunération est surtout basé sur un variable lié aux ventes… n’empêche
– Croyez moi, l’argent, la braise, le fric, les biftons, voilà le moteur, tout le reste n’est que baratin…
La carte de crédit dorée de Gérard Gaulier brille sur le plateau du maître d’hôtel. Il laisse un gros billet. Devant le restaurant, la nuit est chaude, les rues grouillent de monde. Embrumé par le vin et en même temps content de moi, je lui propose en espérant qu’il refuse :
– Je vous offre un verre, Monsieur Gaulier ?
Sans répondre, d’un air goguenard, il donne une adresse au taxi.  La voiture par des rues étroites arrive devant un bar.  Gérard Gaulier est un habitué du Gold Platine. Une bouteille surgit et remplit nos verres.
– Votre marque préférée… déclare le barman, un homme rond, la chemise tendue sur le ventre.
L’effet de l’alcool balaie mes inquiétudes. Des bouffées de musique, des rumeurs de voix, des frottements de pieds… Gérard Gaulier poursuit la conversation.
– Depuis que les Phéniciens l’ont inventée, on n’a rien trouvé de mieux, la monnaie, mon cher, il n’y a que cela de vrai, on travaille tous pour l’argent, vous le premier, si vous êtes là ce soir, c’est pour mon argent, vous allez me facturer votre boulot, non ? et je vais vous payer, donc vous êtes là pour le fric, vous aussi.
Son portable vibre sur le comptoir du bar, il prend l’appareil et s’écrie en mâchant les mots ;
– Comment va ce cher Monsieur Diparlo
La main sur le téléphone il me murmure :
– Le plus gros faiseur de Lyon, excusez moi…. 50 00 pièces par an, et il s’écarte du bruit du bar.
Une femme assise à mes côtés me dit :
– Avec  un nœud papillon, vous êtes chirurgien ou psychiatre…
Je m’entends lui répondre :
– Je vous le dis en dansant.
Aussitôt dit aussitôt fait. Quelque chose ne colle pas. Je nage dans l’imprévu et les effluves d’alcool et par réflexe lui demande :
– Si je comprends bien, votre boulot, c’est de faire danser les clients…
– Je donne un coup de main à mon frère, le propriétaire, moi je cherche à revenir à mes première amours, si vous me parliez de vous…
Le morceau s’arrête et nous regagnons le bar. Le barman se penche vers moi et d’un air complice me dit :
– Monsieur Gaulier me charge de vous dire qu’il est parti, il a dû raccompagner une amie, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ; il vous attend demain matin à 8 heures comme prévu.
Je demande l’addition. Bon prince, mon client l’a payée.
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“Le noms des personnes, des entreprises et des lieux ont été changés.”




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Paul-Emile Taillandier
Après l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et la Faculté de Droit d’Assas, Paul-Emile Taillandier commence sa carrière comme chargé de mission au Cabinet du Préfet de la Guadeloupe, puis devient secrétaire général d’une Union Régionale du MEDEF. De 1986 à 2008, il dirige le cabinet de recrutement Taillandier Conseil. En 2008, il crée Talents-Clés Conseil, cabinet spécialisé dans le recrutement de profil rare et fonde en 2012 "Cadre et Dirigeant magazine". Auteur d’un roman La Nuit Créole et d’un e book Curriculum à éviter. Page Google+