Manager buzzer, manager winner ?
Posez cette question simple : qu’est-ce qu’un bon manager ?
Vous aurez en moins de quinze minutes le portrait-robot de quelqu’un qui n’existe pas.
Capacité à motiver, maîtrise technique, prise de décision, résolution des conflits, inspiration, vision sont certes les premiers mots qui viennent à l’esprit, mais ne nous voilons pas la face : nous n’avons pas tous le même niveau d’aisance dans tous ces compartiments de jeu. Chacun de nous a une dominante, ce qui ne fait pas de nous des demi-managers pour autant, mais qui nous éloigne d’une figure idéalisée d’un super manager à qui il serait vain de vouloir ressembler à tout prix.
Cette sorte de moyenne pondérée de nos majeures et de nos mineures managériales contribuerait alors à définir notre propre style de management. Quel que soit le profil qui se dégage, il nous semble essentiel de lutter ensemble avec vigueur contre la propagation d’un type de manager néfaste avant tout pour lui-même : le manager buzzer.
Comment le reconnait-on ?
Il a, en toute circonstance, la bonne réponse à toute question, surtout si elle émane de sa hiérarchie. Imaginons-le en responsable d’une division d’un fabricant de tournevis. Croissance des ventes des tournevis plats en Allemagne sur douze mois glissants ? Il a la réponse. Marge brute sur les cruciformes en Espagne ? Il le sait. Et si on exclut les villes de plus de 30 000 habitants ? Il est incollable. S’il lui arrive d’avoir une hésitation, c’est pour mieux ménager son effet, mais, « y a pas à dire, il est bien ce Bertrand, il connaît ses chiffres ».
Nous venons de le caricaturer pour les besoins de la démonstration, mais le manager omniscient existe bel et bien. Il met l’accent sur la maîtrise technique, se décrit comme « un homme de dossiers » à l’heure où les dossiers n’existent plus, prend un soin particulier à approfondir.
Quels sont ses tics de langage ?
« le diable est dans les détails », « les chiffres ne mentent pas », « j’ai une approche bottom-up ». Il peut aussi, mais c’est une option qui n’est pas disponible sur tous les modèles, « cruncher de la data » ou « arriver aux limites d’Excel ».
Est-ce pour autant un défaut que de vouloir tout savoir ?
Certainement pas, il y a sans aucun doute de la noblesse à la maîtrise technique, voire à la recherche de légitimité au travers de cette connaissance exhaustive, à condition de prendre conscience des trois écueils possibles de cette posture managériale
3 écueils possibles de cette posture managériale
1) ce n’est pas écologique ;
2) sacrifice de la nécessaire part de mystère ;
3) risque d’isolement.
Derrière le don de transformer le moindre comité de direction en Questions pour un Champion se cache assurément une bonne mémoire (dans le meilleur des cas), un amour du chiffre (tous les goûts sont dans la nature) mais aussi et avant tout un féroce acharnement à collecter des données, à organiser une dispendieuse remontée de faits, de chiffres, de plannings, de noms. A l’heure où l’accès à la data est démocratisé dans les organisations, difficile de résister à la tentation de l’ingurgiter jusqu’à l’indigestion. Mais combien de temps notre Bertrand passe-t-il à collecter ? Combien de d’heures fait-il passer à son équipe à reporter dans les détails ?
A l’opposé du « buzzer », il y a le « fainéant » qui n’est officiellement pas en vogue (il est rare de voir cette qualité mentionnée dans les descriptions de poste) mais qui n’a pas que des défauts. Le « buzzer » aurait tendance à emboîter les comment, alors que le « fainéant » se contenterait des « pourquoi ». Ce sont certes des opposés sur une échelle que nous venons d’inventer, mais face à un empilement de poupées russes, le premier ne pourra s’empêcher de les ouvrir consciencieusement une à une pour mesurer la dernière alors que son antagoniste se contentera d’un ordre de grandeur pifométré à l’aide de sa meilleure amie : la règle de trois. Et si la question tombe, il dira qu’il vérifiera si c’est nécessaire mais qu’en première approche il dirait qu’elle mesure 2 centimètres. Et neuf fois sur dix, cette réponse, économe donc écolo, satisfera son interlocuteur. Pendant ce temps, Bertrand déboîte.
Deuxième écueil : à vouloir être légitime par la connaissance et la technique, on risque de niveler par le bas et donc, de fragiliser les étages inférieurs.
Qu’un directeur financier sache comptabiliser les amortissements ou les provisions pour engagement de retraite, grand bien lui fasse. Cela peut aussi faciliter le dialogue avec son chef comptable et, dans le même élan, s’attirer l’estime de ce dernier. « Vous savez, Bertrand, il connaît par cœur le plan comptable, respects ! ».
Mais cela comporte à son tour trois risques : le chef comptable peut se reposer sur vous pour contrôler ses erreurs, alors que dans un système maîtrisé, il jouerait son rôle d’expert en ayant à cœur de vous transmettre des écritures passées par ses équipes et contrôlées par ses soins. En lui montrant que vous savez faire son travail, il peut en venir à s’identifier à vous, voire à se demander à quoi vous servez ; en un mot, vous perdez votre part de mystère. Enfin, risque avéré, et non des moindres, en cas de recherche d’économies de structure, on peut vous demander passer les écritures en plus de votre travail. Cette part de mystère nécessaire au maintien d’un désir réciproque doit aussi s’exercer envers votre hiérarchie. Nul n’est irremplaçable, dit-on à l’étage des ressources humaines, mais c’est un peu plus vrai encore pour le manager buzzer.
Enfin, et c’est peut-être l’écueil le plus dévastateur, le manager omniscient ignore un besoin vital : celui de son équipe pour avancer. Qu’une question tombe du dernier étage en dehors des heures ouvrées, et il se félicitera de savoir naviguer dans SAP ou PowerBI pour trouver la réponse. Voilà. C’est LE cas favorable. Nous n’en voyons pas d’autre. Savoir tout faire soi-même devient très vite tout faire soi-même. Peur de déranger ses collaborateurs, conviction d’aller plus vite ainsi ou kiff inavoué pour l’opérationnel : si vous savez faire, un jour vous ferez, heures ouvrables ou non. Un contremaître en confection qui maîtriserait le surjet pourrait-il s’empêcher, une fois les ateliers fermés, de s’asseoir à la Singer pour avancer la série de tee-shirts de cette commande urgente pour le Japon ? Outre les risques psycho-sociaux (burn-out, sentiment d’insécurité pour la couturière qui voit son chef lui prendre son job : « t’as vu, Bertrand il a fini mes slips »), cette posture managériale repose sur la conviction fausse qu’avancer, c’est faire. Or, avancer, c’est échanger, confronter, créer ensemble, respecter les experts : avancer, c’est faire émerger l’intelligence collective, cette harmonie qui se dégage d’un orchestre bien dirigé. Vous serez rarement jugé sur vos connaissances techniques, mais plutôt sur votre capacité à faire en sorte que les choses se fassent. Le risque ultime du manager buzzer est l’isolement.
Vouloir prendre son poste par la technique peut être une étape nécessaire mais pas suffisante dans le parcours initiatique si particulier que constitue la prise de poste, période difficile allant de trois à six mois, qui suit une nomination. Désorienté face à 360 degrés de nouveautés, on est pourtant observé et attendu de toutes parts : son équipe, sa direction, ses collègues, parfois même ses proches. La tentation de tout savoir est alors grande, elle peut sembler rétrécir l’inconnu. Mais s’y arrêter, c’est risquer de ne pas apporter à la fonction le supplément d’âme qu’on a détecté en vous et qui a fait toute la différence en entretien.
A l’heure où « être scolaire » est devenu une tare en quelque sorte absolue en entreprise, et à l’heure où l’IA logée dans un coin des tablettes de vos interlocuteurs leur permet de vérifier tout ce que vous leur dites, nous vous posons cette question, soyez bien attentifs, un indice sur votre écran pour vous qui êtes chez vous, attention Bertrand, vous avez la main : « Manager buzzer, manager winner ? »
Tribune coécrite par Patrick Fleurentdidier et Sébastien L’Arvor, auteurs de Prise de Poste ! (Chroniques d’un cadre enthousiaste). Afnor Editions.
Sébastien L’Arvor est cadre dirigeant dans des environnements internationaux et multiculturels. Expert du pilotage de la performance dans tous types d’organisation, il est par ailleurs auteur de pièces comiques et porte un regard sur le grand théâtre de l’entreprise.
Patrick Fleurentdidier, docteur en sciences de gestion, titulaire du MBA de l’INSEAD, a occupé des postes de cadre supérieur et dirigeant dans des grands groupes internationaux. Il se tourne ensuite vers l’enseignement et la recherche. Expert de la posture managériale, il accompagne chaque année une centaine de managers dans leur prise de poste.
Une histoire et des concepts
Les situations vécues par Romain, jeune cadre brillant promu responsable de division d’un groupe international sont décryptées et analysées. Les auteurs convoquent tour à tour leur expérience, les grands concepts en gestion ou sciences sociales ou des références littéraires ou cinématographiques. Ces analyses pointues débouchent sur des conseils d’expert pour réussir sa prise de poste. Coulisses d’un grand groupe, réunions théâtrales, personnages hauts en couleur et transformation du monde du travail sont les ingrédients de ce récit plus vrai que nature.
Une lecture jubilatoire ou chacun se reconnaîtra … ou reconnaîtra son chef !