Depuis plus de quarante ans, la France semble avoir cessé de défendre ses intérêts industriels. En plus d’avoir causé l’augmentation du chômage et de profondes fractures territoriales, le mépris pour le secteur manufacturier a déséquilibré le commerce extérieur et rendu le marché domestique de plus en plus dépendant des importations. L’ambition politique est désormais d’encourager les projets de réindustrialisation pour tenter de reconquérir le terrain perdu dans les secteurs d’avenir.

Quatre décennies de désengagement industriel

Péchiney, Arcelor, Alcatel, Alstom, Lafarge : la liste des fleurons hexagonaux abandonnés à des investisseurs étrangers n’a cessé de s’allonger. Beaucoup d’intellectuels et de responsables politiques n’y ont guère trouvé à redire en prétextant qu’il s’agissait de laisser faire la loi du marché et qu’il paraissait évident que la postmodernité serait vécue dans un monde sans usine. Cet aveuglement a eu des conséquences dont certaines parties de notre territoire ne se sont toujours pas remises et constituent aujourd’hui ce que le démographe Christophe Guilluy appelle « la France périphérique ».

Parmi les membres de l’OCDE, notre pays est celui qui a subi les plus violentes vagues de désindustrialisation depuis la fin des années 1970. Cherchant à expliquer cette tragique évolution, certains analystes évoquent le poids des charges et des impôts, la réduction du temps de travail effectif et les difficultés à gérer les relations sociales, mais les véritables raisons sont liées au fait que la France n’a pas su redéfinir son positionnement stratégique lorsque le monde a basculé dans la globalisation. Comme l’universitaire américain Walt Rostow l’avait anticipé en analysant les étapes de la croissance économique, les pays émergents ont commencé à concurrencer les industries occidentales sur des segments de bas de gamme puis de moyenne gamme. Face à cette nouvelle concurrence, trop de dirigeants français ont fait le choix d’arrêter ou de délocaliser les productions sans envisager de maintenir les emplois en réorientant les efforts de recherche et développement pour préparer un repositionnement sur des segments de haut de gamme. Dans un rapport qu’il a remis à Jacques Chirac en 2005, Jean-Louis Beffa, alors président de la Compagnie de Saint-Gobain, s’est déjà inquiété d’une « trop forte spécialisation dans des industries de basse technologie » en recommandant de lancer des « programmes technologiques industriels de long terme » à l’exemple de ce qui est pratiqué aux États-Unis, au Japon et en Chine.

Qui plus est, la comparaison de notre destin industriel à celui de l’Allemagne est presque humiliante. Au début des années 1980, le secteur secondaire mobilisait encore plus de 30 % de la population active en France, soit à peu près la même proportion qu’outre-Rhin. En 2020, il n’occupait plus que 13 % de la population active contre 27 % en Allemagne qui, malgré les difficultés imposées par la réunification, a su non seulement préserver mais aussi adapter son modèle industriel grâce à une spécialisation progressive sur les segments de haut de gamme dans l’ensemble des marchés, ce qu’illustrent notamment les stratégies mises en œuvre par les marques automobiles Porsche, Mercedes, BMW et Audi.

Vers une réhabilitation de l’industrie en France

S’il a posé de graves difficultés aux industries traditionnelles, le fait de ne pas avoir su redéfinir un positionnement stratégique a également eu pour conséquence que la France est passée à côté de la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Face aux superpuissances américaine et chinoise, nous n’avons pas d’équivalents hexagonaux de Microsoft, d’Apple, de Google, de Facebook, de Twitter, d’Amazon, d’Alibaba et de TikTok. Notre pays est devenu dépendant de l’étranger non seulement pour ces nouvelles technologies, mais aussi pour des fabrications de plus en plus diverses. Les pénuries vécues au début et à la fin de la crise sanitaire ont été des révélateurs effarants de notre manque d’autonomie, qu’il s’agisse des masques chirurgicaux ou des semi-conducteurs.

La gravité de la situation pousse aujourd’hui les pouvoirs publics à redécouvrir l’importance des politiques d’industrialisation ou, plus exactement, de réindustrialisation. Dans un discours prononcé le 12 octobre dernier, Emmanuel Macron déplore que « la France a longtemps pensé qu’elle pouvait se désindustrialiser en continuant à être une grande nation d’innovation et de production » alors que « quand on se désindustrialise, on perd de la capacité à tirer de l’innovation ». Le Président de la République appelle à « rebâtir les termes d’une indépendance productive » en mettant en œuvre « une stratégie macroéconomique d’innovation industrielle ». Cette stratégie d’innovation concerne principalement les secteurs de l’énergie, de la sidérurgie, de la construction, de la chimie, de l’automobile, de l’aéronautique, du spatial, de l’agroalimentaire, de la santé et de la culture. Il s’agit à la fois de soutenir la filière nucléaire, de développer l’utilisation de l’hydrogène, d’installer de nouveaux parcs d’éoliennes, d’exploiter les potentialités des solutions photovoltaïques, d’encourager le recyclage et l’économie circulaire, d’accélérer la digitalisation, de favoriser la circulation des véhicules hybrides et électriques, de faire voler des avions bas carbone, de financer de nouvelles explorations spatiales et sous-marines, d’améliorer la traçabilité des produits alimentaires et de proposer davantage de contenus culturels au reste du monde.

L’ambition gouvernementale n’exprime cependant pas que des préoccupations économiques. Avec le concours de la délégation interministérielle au développement durable, la volonté de réindustrialiser les territoires s’inscrit dans un ensemble de politiques publiques visant à la fois à mobiliser pour la préservation de la biodiversité, à réduire l’utilisation des pesticides, à encourager le recyclage, à lutter contre le chômage et les situations de pauvreté, à multiplier les formations aux métiers de l’environnement et du digital, à combattre les inégalités et les discriminations.

A quelques exceptions près, nos entreprises ont perdu un temps précieux avant de comprendre les exigences de la mondialisation et de s’y adapter. Ce retard a eu de graves conséquences pour des pans entiers de notre industrie. Il n’est toutefois jamais trop tard pour bien faire. « France 2030 » est donc une bonne initiative pour corriger les erreurs du passé en redonnant une dynamique aux activités et aux métiers industriels.